Poules, coqs et couvées : précautions à observer pour des oeufs parfaits
(D’après « Bulletin de la Société d’anthropologie de Paris », paru en 1902)
Au début du XXe siècle, le docteur Ferdinand Delisle rapporte de son voyage en Languedoc quelques singulières superstitions ayant trait aux poules, et plus particulièrement aux couvées, de l’animal dont il convient de rapidement se séparer sitôt qu’il a « chanté le Gallet » aux œufs qui, récoltés chez autrui, doivent être saupoudrés de mie de pain s’ils sont amenés à passer une rivière, en passant par la présence indispensable d’un crapaud dans le nid pour en chasser les poux
Au mois d’août dernier, étant à la campagne en Lauragais, portion du Languedoc, j’entendis chanter près de moi une poule. Cela ne me disait pas grand-chose, plusieurs picoraient de ci de là, et je continuai de lire mon courrier. Il n’en fut pas de même de la ménagère qui s’occupe de la basse-cour qui me dit brusquement et d’un air effaré : « Abetz entendut ? Cnto le Gallet. » Naturellement cela me laissait froid que la poule chantât ou non le Gallet, cela ne me disait absolument rien. Elle la surveillait à cause de cela paraît-il, depuis plusieurs jours. Ceci mérite explication.
Il arrive, que parfois une poule, de l’espèce de celles qu’on surveille à cause de la qualité de leurs œufs, de leur volume, de leur régularité à pondre, des câlineries fréquentes et journalières du coq, maître de la basse-cour, il arrive, dis-je, qu’un beau jour cette poule se met, sans qu’on sache pourquoi, à chanter autrement que ne font les poules habituellement. Son chant se rapproche, reproduit, au dire des gens habitués, celui d’un jeune coq non encore complètement développé, pas adulte. Elle a chanté le « Gallet », c’est à-dire comme un jeune coq. C’est fini, elle n’est plus bonne à rien, il faut s’en débarrasser, coûte que coûte, au plus vite. Car c’est fort grave d’avoir dans une basse-cour une poule qui chante le Gallet. Cela porte malheur, non pas seulement à la basse-cour, mais encore à tout ce qui entoure et soigne la basse-cour. La tuer et en faire un pot-au-feu, cela n’est pas suffisant, cela ne remédierait à rien.
Le lendemain de cette affaire avait lieu le marché hebdomadaire de Baziège, localité voisine, et on y porta la poule que « Cantâo le Gallet », et comme elle était grosse et belle, on la vendit fort bien, chassant le mauvais sort de notre basse-cour, quitte à passer la guigne à une autre, ce dont se souciait fort peu la bonne femme. Je n’ai jamais été convaincu que ce fût cette poule qui ait chanté le Gallel, c’est plus probablement un jeune coq qui avait chanté en l’honneur de ladite poule. Cependant la petite-fille de la directrice de la basse-cour, âgée de 17 ans, m’a affirmé que c’était bien la poule et non le jeune coq qui avait « Cantat le Gallet. »
Ce fait, au sujet duquel je paraissais si incrédule, provoqua d’autres confidences non moins amusantes sur les précautions à prendre pour réussir les couvées de poulets et autres volatiles de basse-cour. Ce n’est pas sans quelques réticences toutefois qu’on m’en voulut bien instruire. Voici les confidences :
Quand on veut « poser des œufs », c’est le terme consacré dans le Toulousain et le Lauragais, autrement les faire couver, il est des règles dont on ne doit pas s’écarter sous peine d’insuccès. Pour les œufs récoltés sur la ferme, il n’y a rien à dire, mais, par exemple, si n’ayant pas d’œufs, on va en demander chez un propriétaire plus ou moins éloigné et séparé de l’endroit où ils seront couvés par une rivière ou un ruisseau, alors même fort petit, voire à sec en été, qu’on n’aurait franchi qu’un pont, il faut prendre de grandes précautions sous peine d’insuccès certain.
Les œufs auxquels on aura fait passer l’eau sans se conformer aux dites précautions n’écloront pas et seront clairs, quoi qu’on fasse, quelque bonne couveuse que soit la poule choisie à cet effet. Pour qu’ils puissent éclore, lorsque la ménagère a placé les œufs à faire couver dans le panier destiné à les transporter, elle demande de la mie de pain à la personne qui lui a remis les œufs, mie de pain qu’elle émiette au dessus des œufs, dans le panier et les œufs pourront alors traverser l’eau, rivière ou petit ruisseau sans le moindre inconvénient ; ils donneront les petits poulets ou autres volatils attendus. Les précautions ne se bornent pas a cela. Le panier contenant ces œufs qui ont passé l’eau, il ne faut jamais le poser sur une table, sur une chaise ou sur tout autre meuble ; il doit être simplement posé sur le sol de la pièce, quelle qu’en soit la nature. Le pourquoi on n’a jamais pu me le faire connaître ; c’est l’usage voilà tout.
Ma sœur ayant reçu une douzaine d’œufs de pintade au mois de juillet dernier, et n’ayant pas de poule couveuse, de glousse à ce moment, les confia à une jeune ménagère du voisinage pour les faire couver. Au mois d’août dernier, on lui annonça que sauf un tous les œufs n’avaient rien donné, avaient été clairs ou que les poussins étaient morts sur le picqué. Ces œufs avaient passé l’eau (la Marqueissonne alors à sec) sans mie de pain avec eux et on avait laissé une nuit durant le panier qui les contenait sur la table de la salle à manger. Fatalement ils ne pouvaient éclore ! Les bonnes et crédules campagnardes sont absolument convaincues que c’est grâce à ces précautions qu’elles doivent la réussite de leurs couvées.
Lorsque la couvée a réussi, à partir du jour où on lâche dans les champs glousse et petits, il est d’usage tous les soirs de compter les jeunes poulets suivant la glousse quand ils rentrent au poulailler, c’est pour la ménagère le moyen de savoir si le nombre des poussins reste le même, et cela ne leur est en rien nuisible. Mais si d’autres personnes procèdent à la même vérification, c’est fort grave et les jeunes poulets courent danger de mort. Que chat, renard, belette ou fouine aient prélevé une ou plusieurs pièces de la bande, ce n’est pas la vraie cause initiale, un autre que la ménagère a compté les poulets. Aussi la bonne femme ne dit presque jamais le nombre exact de la couvée, et celle de chez moi était fort mécontente de voir ma sœur ou ma femme se livrer à cette vérification.
Très-fréquemment les poussins sont plus ou moins envahis par la vermine au moment ou peu après leur naissance. Cela tient à ce que les poux sont en très grand nombre sur les poules couveuses et les malheureux petits ont souvent l’existence fort compromise de ce fait. Sans doute avec du pétrole on peut facilement les débarrasser, mais cela est considéré comme insuffisant bien que très efficace. Le meilleur procédé pour empêcher le développement des poux, aussi bien sur les poules couveuses que sur les poussins, consiste à avoir dans le local où est le nid de la couveuse, un beau crapaud. Sa seule présence est un sûr moyen pour la destruction de la vermine, et même chose admirable, pour qu’elle ne se produise pas. Il n’est pas en liberté dans ledit local, non, il est placé dans un récipient, un pot où à la longue il finit toujours par crever, mais même desséché certains croient qu’il produit son action salutaire et protectrice, vrai crapaud porte-veine, fétiche précieux contre les poux de poule.
Enfin j’appellerai votre attention sur le moment le plus favorable pour la « pose des œufs ». Cela a une très grande importance parce que suivant qu’on aura mis à couver des œufs tel ou tel jour de la semaine, le succès sera très variable. Le jour à choisir est très important d’abord au point de vue du succès en lui-même, c’est-à-dire du nombre de poussins qui naîtront, par exemple, pour une couvée de 25 œufs. C’est aussi à bien considérer quand il s’agit d’avoir plutôt des mâles que des femelles. Aussi le jour fatidique pour poser les œufs de façon à avoir particulièrement des poussins mâles serait le vendredi. On est assuré, si les « œufs sont dans les conditions voulues, d’avoir plus de poulets que de poules ! Qui se serait attendu à voir Vénus dans cette affaire ! Il y a des femmes pour lesquelles la tache germinative de l’œuf contient un ver et c’est lui qui fait que les œufs sont clairs dans une couvée. Le ver vit aux dépens de l’œuf dont il commence par manger le jaune.
Telles sont quelques-unes des croyances bizarres encore répandues dans la région toulousaine. Les gens qui me les ont contées disent tous qu’ils n’y croient pas, mais tous sans exception agissent comme y croyant absolument, sans compter que ces pratiques sont, j’en suis convaincu, accompagnées des prières qu’on n’avoue pas.
Un membre de la Société d’anthropologie de Paris explique que si des pratiques, que nous qualifions de superstitions, ont pu avoir leur raison d’être à une certaine époque et dans certains milieux, il est incontestable que le plus grand nombre remonte à une époque où la science n’existant pas encore, aucun motif sérieux ne peut être donné pour leur conservation. Tout ce qui concerne la génération, par exemple, a été l’objet des croyances superstitieuses les plus vivaces, et dans les campagnes de la Brie, du Nivernais, de la Bretagne et d’ailleurs, on reste persuadé que, pour qu’une couvée réussisse, il faut qu’il y ait absolument un nombre d’œufs déterminé. C’est en général un nombre impair, mais c’est quelquefois aussi un nombre pair, et semble-t-il un multiple de trois.
Une pratique également très répandue chez les personnes qui font couver des œufs, est de mettre au fond du panier un morceau de fer, qui est destiné à préserver la couvée des funestes effets de l’orage et de la foudre. C’est souvent un fragment de fer à cheval, qui joue le rôle de porte-bonheur dans les superstitions populaires.