Il existe dans la montagne de l’Est un lac où vit le Poisson oracle.
On dit qu’il est omniscient et qu’il possède la Vérité Ultime, que d’aucuns nomment vacuité… c’est-à-dire, si tant est qu’on puisse traduire correctement ce terme…. une potentialité sans limite.
On dit aussi que ce lac est aussi vieux que notre monde…
Depuis que Lotus la petite amie du jeune Shu lui a raconté qu’un jour son père Lao, le vieux sage du village, avait réussi à le voir, Shu n’a de cesse que de trouver le Poisson oracle pour deviser avec lui…
Ainsi, dès les premiers jours du printemps il décide de partir à sa recherche.
Il faut dire que le trouver ne devrait pas être bien difficile pour lui, puisque Lotus lui avait indiqué la Voie : « C’est facile, tu ne peux pas te tromper, ne jamais prendre des sentiers descendants, et toujours monter, jusqu’à la pleine lumière, et là au pied de la montagne de l’Est tu verras le lac. Il paraît Vide, tant il est clair et pur et épouse toutes les formes. »
Le poisson oracle qui n’a rien à cacher aux cœurs purs s’est montré sans trop se faire prier, intéressé qu’il était par la franche démarche du jeune homme.
« Tu viens chercher une réponse aux mystères de la vie… tu es en quête de sens et de vérités… » lui dit-il…
…. Comme il avait l’air sérieux ce gros poisson ! Impossible en fait de détecter la moindre trace d’émotion sur ses traits…. Ça doit être ça l’équanimité du Sage, se dit le jeune Shu en lui-même…
« Voici l’essentiel… dit le Poisson Oracle. Profite de l’ « Ici et maintenant » et tu trouveras la paix de l’âme et le bonheur … Vis l’instantanéité de tous tes actes, que chaque moment te soit fécond, ainsi pourra jaillir en toi la félicité, la plénitude et la sagesse.
Rappelle-toi que ce que tu fais sera toujours le germe de ce qui se produira ultérieurement. Va, regarde bien autour de toi, et en toute chose tu auras la réponse… Rappelle-toi aussi qu’il n’y a pas d’épreuve sans gratification. »
Le jeune Shu, cheveux noirs de jade, glabre, droit comme l’épée qu’il porte au dos, fringant et altier, redescend donc dans la vallée. Il part en quête de la Vérité… Enfin, de ce qu’il croit être la Vérité… si tant est que cette dernière puisse exister…
Comme nous sommes au Printemps, les bourgeons sont couleur de jade et gonflés de sève. La nature renaît aux doux rayons du soleil. Shu, curieux et sémillant, est bien parti pour tenter de happer cette vie généreuse qu’il perçoit comme source de toutes les richesses à condition d’en connaître les règles… et le poisson oracle l’a mis sur le Chemin et lui a donné quelques clés…
Les saisons se succèdent au fil des trois années qui passent. Et pendant ce temps le sablier de la vie s’écoule inéluctablement au rythme d’un grand fleuve, véritable image invariable de l’impermanence…
Au village hélas Lotus s’en est allée.
Elle est partie fonder une famille dans une lointaine cité, désespérée de rester sans nouvelles de son ami. A présent Shu est revenu. Il est remonté dans la montagne et le poisson de l’écouter.
L’homme l’interroge et s’interroge… « Durant mes pérégrinations j’ai rencontré de très belles femmes. J’en ai courtisé quelques-unes et j’ai même cru un jour avoir découvert le grand amour. Mais un beau matin je me suis retrouvé seul. Les belles des villes s’étaient envolées, mon « grand » amour avait disparu tout comme mes économies d‘ailleurs, et Lotus à mon retour n‘était plus là.
« Et alors ? » lui demande le poisson oracle…
J’avoue… j’ai vécu comme un jeune cheval fou… Mais quelles belles histoires !… Si éphémères cependant, et quels regrets aussi ! J’ai l’impression de ne rien avoir construit, et d’avoir perdu mon temps. J’avoue que sur le moment j’étais trop attaché à mon plaisir et à mes désirs pour comprendre l’instant et sans doute l’insignifiance de chacun de mes actes.
Au rythme des saisons cinq nouvelles années ont passé et l’on retrouve Shu, un peu moins jeune, un peu plus charpenté et plus musclé. Il est devenu un homme mûr, massif et fort. Il arpente un beau jour d’été les pentes de la montagne du Lac…
Le poisson oracle est toujours là, au rendez-vous…
Tu m’avais dit « Va et regarde autour de toi ; dépasse l’attachement que tu peux avoir pour les mondanités…, saisis la beauté de l’instant, lui seul peut t’enrichir ! Et à la ville, où je m’étais promis de ne plus tomber dans les rêts des femmes, j’ai rencontré un noble officier. Je lui ai avoué ma quête et je lui ai dit que je voulais défendre le faible, combattre le fort souvent injuste, quérir le bien et lutter contre le mal. Il m’a souri et félicité et m’a invité derechef à me dépasser pour trouver un jour la gloire. Je suis alors parti la chercher dans les armées de l’empereur.
Soldat, puis officier, j’ai voulu devenir général et revenir couvert de lauriers. Des décors j’en ai eu, tous plus beaux les uns que les autres. Egalement des médailles, des brevets, des compliments et des félicitations. Là aussi, comme tu me l’avais demandé, j’ai regardé tout autour de moi et à bien y voir, hors les apparences trompeuses, je n’ai trouvé que plaies, bosses, et séquelles.
« Que retiens-tu de tout cela ? » lui demande le poisson oracle…
« Hélas pas grand chose ! Mes amis sont partis, j’ai quitté mon campement, et je suis revenu fatigué et usé dans la maison de mon père, sans avoir réellement appris, sauf peut être la désillusion et l’inconsistance du paraître !
J’ai rangé au grenier mon casque, mes plumes, ma cuirasse, mon épée, mes brevets et mes médailles… »
« Le temps est un grand maître… Apprend à être son élève docile et rappelle toi que chaque instant est unique et irremplaçable. Va, retourne, et étudie le fond des choses. Essaie de prendre le temps de la sagesse à présent, et tente l’abandon de l’ego… Souviens-toi aussi que tous les phénomènes sont étroitement liés, imbriqués… rien n’est isolé, tout est dépendant… »
Après le plomb d’un soleil d’été particulièrement éprouvant, Shu est de nouveau revenu au bout de sept ans. Il retrouve au cœur de sa montagne la douceur de l’automne et les couleurs harmonieuses des forêts rougies d’essences innombrables et odoriférantes.
Il est encore bel homme quoiqu’un peu dégarni et empâté, mais sa mise bien que sobre, dévoile une certaine réussite sociale… Pourtant il a l’œil un peu triste et son sourire laisse percevoir une certaine lassitude.
« Poisson oracle, j’ai arrêté mes voyages et j’ai cessé d’aller au-delà des mers ayant suffisamment gagné de quoi vivre sereinement. Depuis je suis resté chez moi dans ma grande maison. J’ai dévoré mille ouvrages, des plus simples aux plus savants. Les nuits et les jours étaient trop courts, et je pense avoir réussi à acquérir beaucoup de savoir. Aujourd’hui mes pairs me reconnaissent et je suis apprécié par mes aînés. J’ai bien écouté tes conseils, mais là, devant toi, j’ai quand même l’impression d’un grand vide… Ma pensée s’embrouille, et parfois se contredit… Les vérités d’un jour, pourtant étayées, s’avèrent erreurs le lendemain. Mon esprit est confus et las et j’ai l’impression d’avoir privilégié l’avoir à l’être… »
Le poisson oracle de répondre : « Le mille pattes était heureux… jusqu’au jour où le crapaud facétieux lui demanda dans quel sens il bougeait ses pattes… »
Entend Lao Tseu qui nous dit que « Placé devant les idées, le Sage est saisi d’une hostilité profonde car il déteste l’unilatéralité, la rigidité, la partialité, le caractère fragmentaire de toutes les constructions intellectuelles si chères aux humains…
Le Sage est au-dessus des idées, au-dessus des préceptes, de toute intention, de toute morale, il ouvre un point de vue distant… » .
Pourquoi faudrait-il qu’il soit dualiste ? Alors que le Milieu est la source de toute harmonie ?
Par contre, je persiste et te confirme qu’il est toujours dans l’instant à chaque moment de sa vie…
Quand il observe le sourire d’un enfant,
Quand il boit une tasse de thé
Quand il regarde s’éloigner les oies caquetant dans les nuages
Quand il écoute les notes délicates du Er hu
Quand il se délecte à la lecture d’une poésie
Quand il voit frémir la perle de rosée sur un pétale de fleur
Quand enfin il devine la lune qui va renaître derrière la montagne,
et surtout quand content et satisfait de l’instant, valorisé par son regard ou ses actions, il prend conscience du moment où en paix, il va clore ses yeux pour s’endormir et qu’auparavant il a rendu grâce à l’Infinie Puissance indicible, tout à la fois transcendante et Immanente, qui sublime sa vie pour tous les merveilleux moments d’une simple et ordinaire journée.
Le bonheur est dans le moindre geste, le plus petit sentiment, un regard amical, un simple sourire, la douceur d’un mot, le goût d’un fruit pressé par les lèvres, la caresse légère de la brise du soir…
Quand, un peu plus tard, Shu assimila vraiment la teneur de ce que lui avait dit le poisson oracle, il était devenu peut être moins fort, mais il avait gagné en harmonie et en souplesse ; il était plus à l’écoute du vent et toujours heureux de la pluie qui féconde la terre ; c’était l’automne de sa vie ; paradoxalement moins aveugle et sourd à ce qui l’entourait alors même que tous ses sens diminuaient, il comprenait mieux le temps qui passe, et se souvenait avec plaisir des mots des Anciens : « Quand le sage montre la lune … ».
Un nuage, le lac, les rides du vent sur les eaux, le chant des enfants au loin, tout cela avaient effacé son ego… Il était vide. Et chaque phénomène emplissait son esprit au point d’une certaine ivresse de vie… De la joie pure en quelque sorte.
C’est en hiver, qu’il rendit l’âme, car il faut bien mourir un jour… et le souffle de sa vie s’échappa librement pour « jouer dans le vent » et se mêler au « souffle vivifiant de l’Univers… »
Très peu de temps auparavant, il était remonté dans la montagne blanchie, avait cherché en vain le poisson oracle ; et au fond du lac, tel dans un miroir, il n’avait perçu que ses propres traits… et alors son doux sourire de vieillard était soudainement devenu malicieux… Face à lui, celui qui avait été un si mauvais compagnon était redevenu son meilleur ami.
Que retenir de cette courte histoire ?
« Au printemps les fleurs, nous conte le moine Mumon, en automne la lune, en été la brise rafraîchissante, en hiver la neige… Qu’ai-je besoin d’autre chose ? Chaque heure m’est une joie. ».
Le poète Omar Khayyam ne nous dit-il pas : « Sois heureux un instant. Cet instant c’est ta vie ! »