La question du bras droit ou du bras gauche divise et déchire tout ce grand pays qu’on appelle « le Monde », ironise l’Académicien Emile Faguet au début du XXe siècle. Doit-on, conduisant du salon à la salle à manger, et reconduisant de la salle à manger au salon la demoiselle ou la dame qui a été confiée à votre sollicitude et à votre galanterie par le maître de la maison, lui offrir le bras gauche ou le bras droit ?
Il y a là-dessus des discussions sans fin et qui commencent à devenir aigres, fait observer notre Académicien. La tradition est que l’on doit offrir le bras gauche, et les hommes de mon âge continueront d’offrir le bras gauche tant que la solution contraire n’aura pas pris force de loi.
La raison de cette tradition est qu’offrir son bras est un symbole qui signifie qu’on offre son cœur et qu’il est assez naturel qu’on offre son cœur du côté où il est. Or, sauf dans la théorie du médecin de Molière, qui avait « changé tout cela », le cœur est à gauche. La raison encore est, ou était, qu’il faut réserver la main droite pour saluer, le salut de la main gauche étant incorrect.
Seulement, cette raison est périmée. Elle n’existait que du temps où l’on donnait le bras à une femme à la promenade. Elle n’existe plus depuis que l’on ne donne le bras à une femme que du salon à la salle à manger et vice versa. Il est évident que du salon à la salle à manger on n’aura pas à saluer un tableau ou un buste. Et du reste, on est tête nue. Cependant, ceci explique très bien la tradition. On donnait le bras gauche à une femme dans les appartements parce qu’on avait l’habitude de le lui donner dans la rue pour conserver sa dextre libre à dessein de saluer.
Il y a toujours eu une exception. Les officiers ont toujours donné le bras droit, par la très bonne raison qu’ils ont un glaive au côté gauche, et qu’il était bon qu’ils n’en heurtassent point la hanche délicate de leur compagne. Mais ceci même remonte au temps où l’on donnait le bras aux femmes dans la rue. Car la correction — du moins de mon temps, précise Faguet — voulait que l’officier, en entrant dans le salon d’une maison où il devait passer un long temps, dîner, par exemple, demandât à la maîtresse de maison la permission de déposer son sabre ou son épée, obtînt cette permission, et se débarrassât de son acier ; après quoi, il n’y avait plus de raison pour qu’il n’offrît pas le bras gauche, comme un autre, pour se rendre à l’endroit où l’on dîne.
Seulement, comme il avait l’habitude d’offrir le bras droit dans la rue, il conservait cette habitude dans le salon, et c’était comme une règle qu’un officier tendît toujours son bras droit. Mais encore, il est bien évident que cette exception, qui avait sa raison toute particulière, confirmait, et très nettement, la règle générale.
Aujourd’hui, il y a une tendance pour le bras droit, ou, tout au moins, le bras droit a beaucoup de partisans. Pourquoi ? Il y a une raison. Il y a toujours une raison. La raison, s’il vous plaît, et j’en sens, n’en doutez point, toute l’importance, est que la droite est la place d’honneur. La place d’honneur dans les cérémonies publiques est à droite, la place d’honneur à table est à droite de la maîtresse de maison. Il est donc assez naturel qu’on offre à une dame la place d’honneur à son côté pour les trop courts moments où l’on a le plaisir de la mener d’un endroit à un autre.
Voilà une bonne raison. Il faut bien, du reste, que je la déclare bonne, pour peu que j’aie d’impartialité, parce que c’est absolument la seule. Elle n’est pas mauvaise, certes, et peut se défendre. Je ferai remarquer cependant qu’elle est plus spécieuse que réelle. La place droite est la place d’honneur, s’il vous plaît, à la condition qu’il y en ait deux. Le chef d’un Etat met un roi à sa droite et un prince à sa gauche ; une maîtresse de maison met un sénateur à sa droite et un député à sa gauche, parce qu’elle a une droite et une gauche, une place à sa gauche et une place à sa droite.
S’il était d’usage, ce qui, du reste, serait grotesque, de conduire deux dames et de faire ce que le peuple appelle plaisamment le panier à deux anses, il est bien certain qu’il faudrait offrir son bras droit à la dame âgée et son bras gauche à la petite demoiselle. Mais du moment qu’il n’y a point deux places, qu’il n’y en a qu’une et qu’il ne peut y en avoir qu’une, le bras droit n’est pas une place.
Vous conduisez une dame et voilà tout ; et vous la conduisez de la manière qui est la plus commode — pour elle — et la plus honnête. Or, ici revient cette considération que c’est le côté du cœur que vous lui offrez en lui offrant le bras gauche, ce qui est honnête. Et ici vient cette considération, enfin, qu’en conduisant une dame vous êtes censé devoir écarter devant elle tous les obstacles qui peuvent se présenter : porte à pousser, chaise à déplacer, etc. Cela n’arrive jamais dans les maisons bien tenues. Autant dire, cela n’arrive jamais.
Mais cela est censé pouvoir arriver. C’est le sens même, le sens secret, le sens profond, le sens mystique du fait même de conduire une dame : on la conduit pour la protéger dans son voyage. Dès lors, étant admis qu’il peut y avoir obstacle à écarter, c’est le bras faible qu’il faut donner ; c’est le bras fort qu’il faut se réserver. Je crois que cet argument est décisif pour le bras gauche.
Tous ces usages mondains, il faut toujours chercher l’origine utile de ce qui est devenu un simple geste conventionnel. Cette origine utile vous donnera la clé de toute la cérémonie et vous enseignera très nettement ce qu’il en faut conserver et dans quelles conditions il faut la maintenir. Si la politesse, en quêtant dans une église, est de passer devant la quêteuse, c’est, la chose ici est lumineuse, qu’il s’agit de lui frayer le passage entre les chaises, un peu pressées quelquefois les unes contre les autres.
Si la place à droite, cette fameuse place à droite, elle-même, est la place d’honneur, c’a été parce que vous placez à votre droite, en quelque sorte sous votre bras droit, qui est le plus fort, la personne que vous tenez le plus à protéger. La place droite, place d’honneur, n’a pas d’autre sens.
Par conséquent, lorsqu’il s’agit de conduire une dame, encore que vous soyez dans un salon, vous faites comme vous feriez dans une forêt, vous vous réservez le bras qui peut vous servir le mieux à renverser les obstacles devant l’être faible que vous avec sous votre haute protection. Je crois que nous sommes au point.
En attendant, tout le monde discute. Les plaisants s’en mêlent :
— Je suis pour le bras droit.
— Pourquoi ?
— Parce que, en offrant le bras gauche à une jeune dame, je lui fais sentir les battements de mon cœur.
— Eh bien ?
— Tandis qu’en lui offrant le bras droit, je sens battre le sien.
Très gentil. Un poète du XVIIIe siècle aurait fait de cela un madrigal, s’amuse Emile Faguet.
— Je suis pour le bras gauche.
— Pourquoi ?
— Parce que je suis gauche moi-même. Alors, en offrant le bras gauche, il me semble que je m’offre tout entier.
Douce modestie.
— Moi, ça m’est égal. Je n’ai pas même à écouter ces discussions.
— Comment donc ! Des discussions si importantes !
— Ça ne me regarde pas. Je suis manchot.
Il n’y a rien à dire.
En tout cas, cette querelle même est d’une utilité immense. Pourquoi ? Mais parce qu’il y a toujours, au commencement des dîners, un instant, sinon de gêne, du moins d’indécision. On ne sait pas de quoi l’on va bien pouvoir parler, et par conséquent on ne parle pas. Maintenant, comme il y a toujours quelqu’un, familier dans la maison, qui, au salon, au moment de prendre la file, a dit en riant à sa compagne désignée : « Bras droit ou bras gauche ? », on cause bras droit et bras gauche dès qu’on est assis à table, jusqu’aux entrées.
C’est d’une utilité incontestable. Ce sont les maîtresses de maison qui ont soulevé cette question pour vivifier le moment du potage.
source : (D’après « Le Mois littéraire et pittoresque », paru en 1904)