Il est frappant de voir combien la divination par les coquillages et, en particulier, par les cauris, a si peu attiré l’attention des ethnologues, du moins dans ses manifestations les moins savantes.
Localement, ce désintérêt rejoint, ou s’ajoute, à différentes formes de préventions, générales, et aux réserves exprimées avec superbe par les devins lettrés. Parmi les idées largement reçues en monde arabe, il y a que ces pratiques sont à but purement lucratif et qu’elles sont le fait de nomades allogènes : la question est posée, celle du statut réellement divinatoire de ces pratiques ; ou en d’autres termes, y a-t-il escamotage ? Si l’on cherchait un équivalent à cette perception précise, en Occident, on la trouverait avec les Romanichelles qui abordent le chaland, proposant de lui lire les lignes de la main en ne manquant pas de le délester au passage de son porte-monnaie.
La divination par lâcher de coquillages est abordée ici au travers du cas d’une praticienne exerçant à Ṣanʽāʼ, capitale du Yémen. Cette pratique divinatoire apparaît ailleurs dans le pays, en particulier à Radā‘, Mārib, en Tihāma et, probablement en Ḥaḍramawt. Elle est désignée en général par le nom de wad‘, et donc par métonymie, puisqu’un wad‘a est une porcelaine ou cauri, et, par extension, renvoie à d’autres sortes de coquilles, en particulier, à toute coquille proche par son apparence brillante des porcelaines, telles les Olives et Marginelles.

Dans le commentaire des tirages, intervient la maîtrise d’un ‘langage’ servant à interpréter les éléments du panier contenant les coquillages, pris comme signes. On se contentera d’évoquer les autres vertus des cauris, dans la même région ou ailleurs au Yémen. Ils protègent des djinns et du mauvais œil.
- Le cauri, amulette, est porté au cou ou contre soi, les hommes le plaçant dans la poche intérieure de leur vêtement, tandis que pour les enfants il est placé dans un sachet, cousu ou épinglé au vêtement : il n’est pas visible de l’extérieur.
- Il est cousu, présentant sa fente vers l’extérieur, sur les berceaux et sur les coiffes, mais aussi sur des robes de mariées ou d’apparat, le pourtour de miroirs à rabat, ou plus généralement sur des objets servant à la parure : trop de beauté affichée est dangereux, déclenchant l’envie des humains et attirant les djinns. À l’opposé, l’appréciation narcissique de sa beauté, sans médiation sociale, attire elle aussi les djinns.
- On leur reconnaît encore des vertus médicales : en 2001, j’ai relevé, à Ṣanʽāʼ, l’existence d’une recette à base de cinq cauris (Cypraea annulus) pilés servant à combattre la folie dont les djinns sont la cause.
La praticienne :
Il s’agit d’une femme, elle sera évoquée ici sous le nom de Khadiga. Ridée, courbée, se déplaçant lentement, elle paraît âgée. Elle est mère de plusieurs enfants, dont l’un au moins est marié, ce qui constitue un indicateur plus sûr de tranche d’âge. On dira prudemment qu’elle a plus de 50 ans. Elle est veuve d’un militaire et touche une modeste pension. Elle habite dans un faubourg populaire et éloigné du centre de la capitale, le lieu où elle exerce tous les jours. Je n’ai jamais été invitée à me rendre chez elle et ai ressenti une honte retenue de sa part, lorsqu’elle m’en parlait : c’est si pauvre qu’elle est gênée d’offrir l’hospitalité, qu’elle ne le peut, car elle ne serait pas alors en mesure de réaliser ce qui en constitue le sommet, faire en sorte que l’invité se repose, se sente à l’aise, bien (yartaḥ). Le gain amassé tous les jours par la pratique du wad‘ représente un apport sine qua non pour l’économie familiale.
Elle exerce assise sur le trottoir de Taḥrīr, une place et artère centrale très passante de Ṣanʽāʼ, adossée aux murs des boutiques. Auparavant, elle se tenait au pied de Bāb al-Yaman, la porte la plus fameuse et la plus achalandée de la vieille ville. Les consultations provoquent généralement un attroupement d’hommes qui attire l’attention sur sa présence ou, au contraire, la dissimule aux passants naïfs. Elle est assise sur un morceau de carton posé à même le sol, dans la poussière de la rue, accompagnée parfois par un jeune garçon non pubère, d’environ 8 ans, qu’elle désigne comme son fils. Afin de discuter le cas de Khadiga, il sera question de deux autres praticiennes. Sur Taḥrīr, 200 mètres plus bas en direction des Musées, après Bāb al-Ṣabaḥ, se tenait parfois, à la même époque, l’une d’entre elles, beaucoup plus jeune (25 ans ?), que l’on nommera Sabah. Elle exerce dans les mêmes conditions que Khadiga, mais la foule des passants est encore plus dense sur les trottoirs, du fait de la proximité du souk, de la petite gare de bus, et de quelques bouquinistes.
La troisième praticienne sera citée sous le nom de Ruqaya. Elle habite Radāʽ, une ville des moyens plateaux. À la différence des deux autres, elle reçoit chez elle, le matin, avant le déjeuner : c’est un code connu par bouche à oreille. Les clients, généralement des hommes, se tiennent dans la pièce mitoyenne. Ils entrent après avoir frappé ou, plus généralement, avoir manifesté leur présence de diverses manières, et avoir été invité à le faire par la praticienne. Pour les besoins de la séance, une tenture a été fixée sur une porte, placée entre les deux pièces et proche des portes respectives qui donnent sur la rue. La praticienne et le client se tiennent de part et d’autre de cette tenture. Cette disposition protège la praticienne des regards masculins et signale qu’on a pris en compte les règles de l’adab, compte tenu du fait qu’aucun homme de la maison ne filtre et ne s’occupe de la clientèle.

Dans la première phase d’une consultation, quand le consultant s’approche, et jusqu’au moment où il choisit un élément du panier contenant les coquillages qui le représentera, avant, donc, que la praticienne, n’en lâche le contenu et ne commence à interpréter, elle l’observe. Elle recueille les émotions présentes sur son visage, celles qui accompagnent sa demande de consultation, sa manière de s’accroupir et son geste, lorsqu’il saisit, au sein du panier, ce qui le représentera ; elle identifie, par ex., la peur, l’angoisse, la tristesse, les tensions, etc. Mais elle relève aussi des informations plus directement liées à la psyché : l’élément choisi dans le panier a son importance ; il lui arrive de commenter ce choix en aparté, par ex. «il a choisi un tout petit coquillage, un coquillage ridicule», «il est allé le chercher dessous», et les traduit par des traits de caractère (timidité, prétention, etc.). Dans le même laps de temps, elle évalue son âge, de même que son appartenance sociale et régionale (sa tenue vestimentaire, son comportement, son accent ou son dialecte, sa couleur de peau). Croisée avec ces informations, la somme qu’il donne compte. Cette opération de scrutation dure moins d’une minute.
Avant de lâcher le contenu du panier et d’interpréter, la praticienne cherche quelle est la question du consultant, quelle est l’attente dont il est porteur ; les consultants de leur côté n’explicitent jamais l’interrogation qui les pousse à consulter. En géomancie, sur les hauts plateaux yéménites, le consultant est libre d’expliciter ou non sa question ; mais il existe ce qu’on appelle iḫrāǧ alḍamīr : cela renvoie à un ensemble de procédés de calcul qui permettent en particulier au praticien de mieux entrevoir la question ou l’attente véritable, avec laquelle le consultant est venu, et qu’il ne sait, ne veut, ne peut entièrement ou clairement formuler.13 Ici, l’émotion du consultant d’abord recueillie, puis mûrie au travers d’une réflexion complexe car elle met en jeu des critères de nature différente, cependant liés à la persona et à des topos sociaux, aboutit in fine à la détermination de l’ordre des questions présentes : mariage, voyage, maladie, etc. Pour notre praticienne, c’est la détermination de l’ordre de question qui offre donc la clé de l’interprétation en guidant le commentaire sur les pièces du panier, une fois lâchées. Aucune formule religieuse proférée sur le panier n’a été notée, ni tilāwa, ni même basmala.
Ce discours, pourtant, vient ponctuer des remarques lancées par les badauds. La praticienne est en butte à des propos dépréciatifs, emprunts d’un vocabulaire religieux réformiste, habituellement accompagnés d’un regard moqueur. Le type de divination qu’elle exerce est qualifiée de ḫurāfāt ou de ša‘waḏa. Le substantif ša‘waḏa est tiré d’un verbe qui signifie «faire des tours d’escamoteur», par ex. avec des gobelets (Kazimirski 1860 : 1242 ; Piamenta 1990 : 258, ši‘wāḏ et ša‘badäh, «mystifying, throwing dust in one’s eyes») ; il donne du jet de coquillages l’idée qu’il s’agit d’une pratique proche du jeu et de l’illusoire, laisse planer l’idée d’une escroquerie. Quant aux ḫurāfāt (ou asāṭīr), ce sont des récits ou pratiques emprunts d’imagination. Les passants qui dénoncent cette pratique divinatoire, le disent bien haut à la cantonade, comme pour mettre en garde la crédulité des consultants ou des curieux accroupis.
Dans ces ḫurāfāt ou ša‘waḏa, visant à stigmatiser la pratique alors déployée, on reconnaît des catégories sous lesquelles les réformistes religieux classent les pratiques divinatoires et magiques, mais où ils visent plus finement, dans la mesure où il ne s’agit pas, pour eux, de les rejeter dans leur ensemble, les pratiques abusives à l’égard de la clientèle.
Extrait Anne Regourd – Académie Autrichienne des Sciences, Institut d’Anthropologie Sociale CNRS, UMR 7192 anne.regourd@oeaw.ac.at