LE PEUPLE DES RENNES
Posté par othoharmonie le 21 janvier 2017
Entre taïga et toundra sibérienne, le peuple nomade des Nenets, éleveurs de rennes depuis la nuit des temps, résiste à la tentation de la sédentarisation. Ses membres lui préfèrent une vie de rigueur, mais une vie d’hommes libres.
C’est un territoire de bout du bout, un paysage de fin du monde, un ciel sans limite qu’épouse une terre étale figée par des millénaires de gel. Le district autonome des Nenets borde l’extrême nord de la Russie et mord largement sur le cercle polaire. Depuis le fleuve Ob et l’Oural, il remonte et s’étend le long des mers de Barents et de Kara jusqu’au mont Timan, sur une vaste et morne plaine de près de 177.000 kilomètres carrés. Un lieu de solitude quasi absolue où l’on recense 0,2 habitant au kilomètre carré, avec une forte densité humaine dans les villes principales. Près de la moitié des Nenets 40.000 au total vit sédentarisée dans la capitale de Narian-Mar. Pourtant, dans cette Sibérie polaire, mythique, symbole d’une nature inamicale, les derniers nomades résistent encore et toujours à l’assimilateur, hors du temps, de ce temps en flux tendu propre au monde moderne. Le leur est rythmé par deux saisons, un long hiver, une étroite fenêtre estivale, et par la migration des rennes qu’ils accompagnent au fil d’une transhumance séculaire, entre taïga et toundra. Car le renne est roi en Nenetsie, grand pourvoyeur de richesses pour ce peuple d’éleveurs qui en mange la chair et les abats les morceaux de choix crus, gelés ou bouillis, qui en boit le sang, se couvre de sa peau, sculpte ses outils dans ses os, utilise ses tendons pour tresser cordes et lassos… Sans compter la vente de bétail et de peaux qui permet, à l’automne, d’acheter les produits de base, en ville, avant l’hiver et la grande migration.
Des mois durant, les clans nomades conduiront leurs troupeaux des forêts de la taïga à la toundra nourricière, une terre où le lichen abonde à la belle saison. Là, hommes et bêtes prendront leurs quartiers d’été, autour des lacs, rompant pour quelques semaines avec l’errance. Mais pour l’heure, l’hiver a tout avalé et, au coeur de ce grand écran blanc, il faut de bons yeux pour entrevoir le campement d’Anatoli et de sa famille. En cette saison, on ne distingue pas l’ombre d’une ligne d’horizon sur le permafrost, tant ciel et sol sont enlacés dans les brumes exhalées par l’océan Arctique. On perçoit avant d’apercevoir la voix du renne, des milliers de rennes qui constituent le cheptel d’Anatoli. Un son de corne, un brame profond que les bêtes se renvoient comme un écho. Anatoli profite de cette journée au campement pour réparer son traîneau avant de reprendre la route. Les Nenets ne restent pas plus de cinq ou six jours au même endroit, le temps pour les bêtes d’épuiser le lichen sous la couche de neige qu’elles grattent du sabot. Les femmes, quant à elles, mettent cette journée à profit pour s’occuper du troupeau, préparer les repas, coudre et broder des vêtements et des cuissardes fourrés, tout en pouponnant leurs jeunes enfants pas encore scolarisés. Car dès l’âge de 7 ans, les petits Nenets intégreront l’internat au village, rompant de longs mois avec la vie de famille, une séparation que n’adoucissent pas vraiment les deux mois de vacances et le retour au campement. Autour de Lena et de Galia aujourd’hui, ce sont donc des bambins minuscules, emmaillotés jusqu’aux yeux, qui se chamaillent, caressent les chiens, rient d’un rire léger comme une cascade de grelots. Sous leur capuchon de peau, ils affrontent l’air vif, des heures durant sous 30 °C, parfois 40 °C. De la fourrure, on ne voit que leur bouille émerger, deux joues vermillons et dodues, comme des pommes charnues croquées par le froid vorace.
Les journées sont remplies, longues et pourtant bien courtes. La vie des Nenets se love dans la brève parenthèse d’un jour qui commence tard et finit tôt. Dès que le ciel s’éclaircit dans les lumières mauves d’un soleil à la peine, il faut s’activer. Timofeï est de corvée de bois aujourd’hui, et ce n’est pas peu dire : des heures de traîneau, des troncs à scier puis à débiter et à rapporter… Le bois, c’est le nerf de la guerre ici, hommes et femmes sont rompus à sa quête difficile, et parfois le butin est maigre, il faut se rationner. Pendant ce temps, Kolia, l’un des fils d’Anatoli, ira chasser le lièvre avec ses amis, histoire de varier un peu le menu renne à tous les repas ! Les jeunes hommes, séparés en deux groupes de cinq ou six traîneaux, tendront une embuscade afin de replier dans la nasse plusieurs dizaines de ces gros lapins polaires qui envahissent littéralement la région. C’est si vrai que parfois, lorsqu’ils se déplacent par milliers sur le permafrost, blancs sur blanc, le sol monochrome semble se soulever, onduler, respirer. Quand ils ne chassent pas, les hommes pêchent, et la tâche n’est pas plus aisée. Il faut casser la glace des rivières pétrifiées pour y plonger la ligne ou le filet, la faire exploser à la barre à mine quand, au coeur de l’hiver, elle avoisine le mètre d’épaisseur…
Ici, chaque activité est plus âpre qu’ailleurs, marquée au fer du climat. Ici plus qu’ailleurs, chacun mérite son repos, le soir, dans la douceur du tchoum, la tente conique traditionnelle, le refuge, le lieu social, la matrice dont le poteau central symbolise l’axe sacré pour cette ethnie animiste. Deux heures suffisent pour monter les tchoums. Autour d’un plancher de bois recouvert de peaux de rennes, on élève la structure une trentaine de perches fines que l’on couvre d’une épaisse toile de feutre, puis de peaux cousues entre elles. Le tout abrite un intérieur cosy, organisé autour d’un poêle à bois, tendu de peaux et de tissus russes aux arabesques colorées; la chaleur, 30 °C, y est aussi prégnante que le froid est coupant dehors. Demain, Anatoli et les siens déferont le campement. Il faudra charger les traîneaux et repartir jusqu’au prochain point où l’on remontera les trois tchoums de la famille, qui abritent jusqu’à dix ou quinze personnes chacun. De tradition clanique, les Nenets vivent dans des campements de deux ou trois tentes le plus souvent, rarement plus de six ou sept, et chaque clan dispose de ses propres zones de pâturage. Mais ponctuellement, les différentes familles se retrouvent au gré de leurs déplacements, chacune escortée de son troupeau de 2000 à 20.000 têtes. L’immensité blanche se couvre alors de bois et de fourrure, se fait torrent animal, que rejoignent des rivières de bestiaux venus de tout le territoire. La migration prend des allures d’épopée, de chevauchée fantastique façon pôle Nord. Sur fond de bruit de sabots sur la neige, un crépitement ininterrompu comme une pluie tropicale, des formes émergent de la brume épaisse, des fantômes glissants, agitant le fouet dans des claquements secs. Ce sont les caravanes des traîneaux qui passent, tirées par des rennes puissants et guidées par les femmes, meneuses chevronnées.
Le jour du départ, tandis que certains démontent le campement, Lena et Galia ont une mission capitale: choisir et attraper les bêtes qu’on va atteler aux traîneaux. Rompues à l’art du lasso, les deux femmes capturent en quelques gestes précis les rennes qu’elles ont sélectionnés pour leurs qualités à l’attelage: les plus expérimentés seront en tête, les jeunes vigoureux dans leur sillage. Elles prendront alors la route, tractant jusqu’à dix traîneaux sanglés entre eux : le matériel derrière, la famille devant, les enfants confortablement installés sous des strates de peaux douillettes. Si au mois de mars, le jour étiré permet des courses de sept ou huit heures, de la mi-novembre à la mi-janvier, la nuit polaire freine la progression. Sans la stopper toutefois : les Nenets n’ont pas d’instrument de navigation en main, mais une boussole dans la tête, un sens de l’orientation inscrit dans leurs cellules, et de bons chiens qui encadrent les troupeaux. Même de nuit, on avance, tendu vers l’objectif du jour : trouver un coin propice au bétail, à l’abri du vent, moins enneigé. On refera alors les mêmes gestes, encore et encore, jour après jour, au rythme du seul métronome que le peuple des fils de Noum le dieu du ciel et des grandes tempêtes connaisse: celui de la nature qui les nourrit, qu’ils vénèrent jusque dans les prières et les offrandes qui accompagnent les gestes du quotidien. Cette façon de vivre, scandée par les saisons, par la lumière, depuis la nuit des temps comme gravée dans les glaces éternelles, semble impérissable. Et pourtant, bien des dangers guettent ces princes de la toundra, à commencer par le réchauffement climatique qui pourrait, à terme, faire d’eux les tout premiers réfugiés du genre. Les Nenets sont aussi trahis par cette terre qu’ils aiment tant, si riche de trésors qu’elle attire toutes les convoitises. L’argent n’a pas d’odeur mais une couleur dans la blanche Sibérie: le bleu pétrole. Et dans les sols du district de Iamalo- Nenetsie, la Russie puise 90 % de sa production de gaz.
Enfin, bien sûr, l’assimilation choisie ou forcée a mis à mal la civilisation du renne, mais sans jamais l’éradiquer. Le régime soviétique s’est pourtant employé à russifier les Nenets, en les forçant à travailler dans des kolkhozes, les fermes collectives d’Etat, à renoncer aux rituels animistes et à se débarrasser de leurs chamans. En vain. Le chaman reste le pilier central du clan, le lien incontestable entre les hommes et les esprits présents dans le moindre brin de lichen. Mais l’acharnement mis à faire des Nenets de bons Russes a déraciné toute une génération, celle de l’époque soviétique, qui s’est éloignée de la toundra et de sa langue maternelle. A la chute du bloc de l’Est, les feux brillants de l’Occident ont repris le flambeau de l’assimilation. Scolarisés, les enfants sont sédentarisés de fait, dans les villes et les villages, et font l’apprentissage de la vie moderne, ne renouant avec le nomadisme que le temps des vacances, deux fois l’an. A l’adolescence, étape charnière, nombre de jeunes gens feront le choix du renoncement à la tradition, à la dureté de la toundra, amollis par le confort de la société high-tech. Pourtant, ni la coercition ni les tentations ne sont venues à bout de cette culture ancestrale. Il restera toujours des rennes à élever et des Nenets pour les garder, des hommes et des femmes qui rejettent la course folle du monde moderne et lui préfèrent le lent va-et-vient de la transhumance. Car lorsqu’on naît Nenets, on ne résiste pas aussi aisément que cela à l’appel de la toundra.
Dossier paru sur LE FIGARO.com
Publié dans CERF-CHEVREUIL-RENNE | Pas de Commentaire »