Le domaine des colibris
Posté par othoharmonie le 16 février 2016
Toujours conçue selon le principe d’une bipolarité invitants-invités ou, pour employer les termes locaux, tiwetkim-tuwahim 10, la fête wayana, et notamment la fête d’initiation, fait la part belle aux visiteurs, et cela non pas tant parce qu’elle leur prodigue toutes espèces de prestations (conversation, boisson, tabac et logement), mais parce qu’ils s’y voient conférer un rôle prépondérant. Concrètement, les visiteurs mâles assument la fonction primordiale de « danseurs », d’où le nom de tuwahim qui leur est donné. Ce sont eux — et l’on voudra bien retenir ces caractéristiques — qui, en formation de colonne, au son rythmé de jambières ou de bâtons à grelots, évoluant tantôt en marche avant, tantôt sur place, tantôt en marche arrière, pénètrent dans le village, le parcourent en tous sens, puis tournent autour du tukusipan et l’investissent à son tour. Plus significativement, les visiteurs-danseurs ont qualité de messagers : de messagers porteurs du savoir et de la connaissance, de messagers porteurs de l’esprit de fête.
Lors du cycle de danses précédant l’initiation, ils emmènent avec eux le chanteur soliste karau et, répétant en chœur chacune de ses dernières paroles, les répandent dans le village et en fécondent les lieux.
En parallèle et par comparaison, le rôle imparti aux villageois invitants peut sembler modeste et même dérisoire. Il se confine pour l’essentiel à celui d’hôtes spectateurs attentionnés. Il apparaît néanmoins qu’en agissant comme ils le font, c’est-à-dire en servant à leurs invités-danseurs calebasse de bière sur calebasse de bière, en leur offrant cigarette sur cigarette ou encore en poussant force exclamations d’approbation, les villageois ne font pas vraiment acte de générosité ou de prodigalité.
L’objectif avéré n’est autre que de créer les conditions propres à la transmission du savoir et à la fécondation de l’esprit de fête. C’est là l’articulation fondamentale de la fête wayana, la raison d’être et la finalité des prestations d’hospitalité.
Cette représentation des choses trouve confirmation dans un fait divers auquel les Wayana portent un intérêt singulier parce qu’il a pour eux valeur de présage, un fait en vérité si anodin que son occurrence passerait inaperçue n’était-ce précisément l’agitation qu’elle suscite.
Au quotidien, il advient parfois que l’un des nombreux oiseaux évoluant dans les parages du village pénètre fortuitement sous la coupole du tukusipan et s’y trouve momentanément retenu. L’incident ne retient guère l’attention. Mais pour peu que l’oiseau en question soit un colibri, un tukui n, alors l’irruption du trochilidé tourne à l’événement. Aussitôt, la nouvelle est répercutée. Les villageois en prennent connais sance avec fébrilité. Partout, c’est l’émoi. Et tout un chacun, réjoui et manifestant sa joie, se met à conjecturer sur l’identité des visiteurs que ce présage ne laisse pas d’annoncer. L’impact de la prémonition apparaît si fort qu’il y est fait allusion parfois plusieurs jours après l’événement.
Le pourquoi de ce présage de la venue de visiteurs associé à la figure du colibri, ses fondements, seuls les plus érudits des Wayana sont à même de le justifier. Ils donnent notamment à entendre que, comme le leur ont enseigné les chants karau, « le colibri, c’est la même chose qu’un visiteur », « c’est la même chose qu’un danseur tuwahim ».
Le texte des chants initiatiques ne laisse effectivement aucun doute là-dessus. L’analogie y est non seulement affirmée, mais explicite. S’il y a similitude entre le visiteur-danseur et le colibri, c’est parce que, comme les évolutions du danseur wayana, le vol du colibri se fait tantôt en avant, tantôt au point fixe, tantôt à reculons ; comme les jambières à grelots du danseur, les ailes du trochilidé émettent un bourdonnement rythmé ; comme le profil du danseur à qui l’on vient de donner une cigarette, la tête du colibri se prolonge par un long bec. C’est enfin et surtout qu’ainsi assimilé à l’oiseau, le visiteur-danseur vient féconder le village d’accueil comme paraît le faire le colibri lorsque, aspirant le nectar dans le calice d’une fleur, il « copule » avec elle .
L’analogie, on en conviendra, est saisissante. Elle est menée, palier par palier, jusqu’à son terme, un terme dont on ne saurait douter qu’il motive à lui seul l’exploitation de la métaphore dans sa totalité. La copulation du colibri avec la fleur n’est certes qu’une image, mais c’est une référence lumineuse quant à la conception wayana du partenariat invitant-invité. Elle rend un compte précis du mécanisme approprié à la transmission et à la fécondation du savoir et de l’esprit de fête. Dans cette opération, les prestations d’hospitalité ne sont en aucun cas à considérer comme de pures libéralités. Elles sont proprement indispensables et conditionnent le succès de l’opération : la cigarette offerte qui active la parole et fait venir l’esprit et la bière cachiri qui inspire sont aussi nécessaires au visiteur que ne le sont, pour le colibri, la morphologie de son bec et le nectar de la fleur. De même, les exclamations d’approbation des hôtes sont aussi impérativement nécessaires au danseur invité que ne le sont, lors de la transmission de la parole traditionnelle, les mots d’acquiescement répétés et continus des auditeurs enjoignant le narrateur à aller de l’avant.
Dans l’articulation wayana du couple invitant-invité, l’hospitalité offerte, c’est, au premier chef, l’art de satisfaire à des conditions requises. C’est, au sens étroit des termes, l’art de recevoir et d’accueillir, recevoir et accueillir le savoir et la connaissance.
Source : ACCUEIL ET HOSPITALITÉ CHEZ LES WAYANA
http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/jsa_0037-9174_1998_num_84_1_1771
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