Dans la langue du journalisme, on appelle canard une bourde, une chose absurde présentée avec toutes les apparences de la vérité, quelquefois même appuyée de dissertations historiques ou scientifiques qui semblent de nature à écarter toute accusation de supercherie.
Le mot canard a pénétré dans le langage courant pour désigner une fausse nouvelle, une mystification.
Un auteur contemporain donne au canard l’origine suivante :
« Pour renchérir sur les nouvelles ridicules que les journaux de France lui apportaient tous les matins, un journaliste belge imprima, dans les colonnes d’une de ses feuilles, qu’il venait de se faire une expérience très intéressante et bien propre à caractériser l’étonnante voracité du canard. Vingt de ces volatiles étant réunis, on hacha l’un d’eux avec ses plumes et on le servit aux autres qui le dévorèrent gloutonnement. On immola le deuxième, qui eut le même sort, puis le troisième, et enfin successivement tous les canards, jusqu’à ce qu’il n’en restât plus qu’un seul, qui se trouva ainsi avoir dévoré les dix-neuf autres, dans un temps déterminé et très court. Cette fable, spirituellement racontée, eut un succès que l’auteur était peut-être loin d’en attendre. Elle fut répétée par tous les journaux de l’Europe ; elle passa même en Amérique, d’où elle revint chargée d’hyperboles. On en rit beaucoup, et le mot canard resta pour désigner les nouvelles invraisemblables que les journaux offrent chaque jour à la curiosité de leurs lecteurs. »
L’origine du canard nous semble beaucoup plus ancienne. L’auteur d’un ouvrage publié en 1605, dédié à Sully et intitulé : Histoire admirable des plantes et herbes esmerveilleuses et miraculeuses en nature, dit très gravement qu’il existe un arbre dont la moëlle est de fer, et d’autres arbres dont les fruits tombés dans les eaux se changent en poissons et les fruits tombés sur terre se transforment en oiseaux volants. Il parle surtout d’un arbre, lequel estant pourry produit des vers, puis des canards vivans et volans. Du Bartas, le poète de l’époque, a chanté cet arbre merveilleux.
….. Dans les glaneuses campagnes
Vous voyez des oysons qu’on appelle gravagnes,
Qui sont fils (comme on dit) de certains arbrisseaux
Qui leur feuille féconde animent dans les eaux.
Ainsi le vieil fragment d’une barque se change
En des canards volans : ô changement estrange!
Même corps fut jadis arbre verd, puis vaisseau,
Naguère champignon et maintenant oiseau.
Il est très probable que le volatile, si singulièrement engendré, dont parlent Du Bartas et le naturaliste, son contemporain, n’est autre que la macreuse (canard de mer). En effet, pendant longtemps, les marins, n’ayant jamais pu découvrir de nids de macreuses — par la raison que ces oiseaux font leurs nids dans les régions les plus froides du globe — ont prétendu que la macreuse prenait naissance dans les coquillages attachés aux débris des vaisseaux. Le nom scientifique de la macreuse prouverait même que les savants partagèrent, jusqu’à un certain point, cette croyance : en effet, ils l’ont appelée anatife ou anatifère, deux mots latins anas (canard) et ferre (porter). Les marins de nos jours donnent encore le nom de graine de canards à un coquillage qui s’attache particulièrement aux carènes des vieux navires.
Ne pourrait-on pas admettre que la croyance relative à la macreuse, tournée plus tard en ridicule, amena l’emploi du mot canard avec le sens figuré qu’il a pris dans la conversation. Usité d’abord parmi les marins, il aurait passé ensuite dans le langage populaire, et l’histoire du journaliste belge, qui probablement connaissait la légende du canard de mer, l’aurait fait pénétrer dans la langue du journalisme, où il a fait fortune.
Quoiqu’il en soit, les journaux de notre époque, même les plus sérieux, se livrent avec un zèle infatigable à l’éducation du canard. Telle absurdité plaisante, sortie du cerveau d’un journaliste, entre deux verres de Champagne, est servie le lendemain au public avec une gravité et un appareil de mise en scène qui trompent quelquefois les gens du métier eux-mêmes.
Le canard le plus célèbre est, sans contredit, celui auquel on a donné le nom de serpent de mer, du Constitutionnel. De temps à autre, ce journal, peu plaisant s’il en fut, publie un article constatant, avec preuves à l’appui, que les passagers de tel navire, commandé par le capitaine un tel, ayant à son bord tel ou tel savant, ont aperçu, dans les eaux de telle mer, un monstrueux serpent dont ils ont pu reconnaître exactement les formes, les mouvements et les caractères distinctifs. L’article, assaisonné aux meilleures sauces, dans les cuisines de la rédaction, est servi tout chaud aux lecteurs émerveillés. Les initiés rient dans leur barbe, et les autres croient avoir ajouté un beau fleuron à leurs connaissances en histoire naturelle.
Le serpent de mer du Constitutionnel a fait si bonne route qu’on dit souvent : c’est un serpent de mer au lieu de : c’est une fausse nouvelle, une plaisanterie.
Ce n’est pas que le serpent de mer n’existe que dans l’imagination des journalistes en bonne humeur, comme beaucoup sont portés à le croire. Cet animal n’est pas un mythe, et nous aurons occasion de lui consacrer un article.
Les canards ne sont pas toujours à l’adresse des naïfs et des ignorants. L’Académie des sciences elle-même en a avalé plus d’un, et du plus beau plumage; témoin l’histoire suivante, qui vaut la peine d’être racontée.
Le célèbre Ampère était aussi distrait que savant. Un jour, il devait lire, à une séance de l’Académie, un rapport sur une question de la plus haute importance. Arrivé à l’Institut, quelques minutes seulement avant l’ouverture de la séance, Ampère s’aperçut qu’il avait oublié chez lui le rapport qu’il devait lire. Très contrarié de cet oubli, il s’arrêta sur la première marche de l’escalier et se mit à réfléchir à ce qu’il devait faire. Machinalement, sa main s’était posée sur la pomme de marbra de la rampe où le soleil dardait à ce moment de chauds rayons. Il remarqua que le côté de la pomme exposé au soleil était relativement chaud, tandis que l’autre côté, placé à l’ombre, avait la froideur ordinaire du marbre. Il remarqua en outre que la pomme, légèrement dévissée, pouvait faire un demi-tour de plus sur elle-même. Il lui fit faire ce demi-tour, de façon que le côté chaud se trouvât à l’ombre et le côté froid au soleil. Alors un sourire narquois apparut sur ses traits, et montant dans la salle où l’attendaient ses collègues déjà réunis, il leur dit : « Messieurs, avant de vous donner lecture de mon rapport, j’ai hâte de vous faire constater un phénomène étrange. » Il les conduisit alors au pied de l’escalier, leur fit toucher la pomme merveilleuse, froide du côté du soleil et chaude du côté de l’ombre, et s’amusa pendant plus d’une heure de leurs exclamations de surprise et des explications que la plupart donnaient incontinent. L’Académie rentra en séance, et, sans plus penser au rapport que devait lire Ampère, mit à l’ordre du jour cette question : « Pourquoi une pomme de marbre, exposée au soleil, reste-t-elle froide du côté où dardent les rayons solaires, et devient-elle chaude du côté placé à l’ombre ? »
Pondant plusieurs mois, bon nombre d’académiciens s’escrimèrent à expliquer le phénomène, mais pas un n’eut l’idée de s’assurer de la véracité du fait, en exposant une pomme de marbre au soleil. Le plus curieux de l’affaire, c’est qu’Ampère lui-même présenta à ses collègues un mémoire où il prétendait donner une explication irréprochable au point de vue de la science. Un beau jour enfin, la piste fut éventée, les rieurs eurent beau jeu et Ampère se fit, à l’Académie des sciences, des ennemis irréconciliables.
Une aventure du même genre advint, il y a quelques années, à une académie de province. Un chroniqueur l’a racontée comme il suit :
« S’il m’en souvient bien, c’était à… ne nommons pas la ville. Respect aux académies malheureuses ! Un jour, le président arriva rouge d’émotion, et tout haletant de joie :
» Messieurs et honorés collègues, dit-il, je viens vous proposer de décerner à l’un de nos compatriotes, le docteur V…, chirurgien de marine, en ce moment à Chandernagor, un diplôme de membre correspondant. Le docteur V… doit prendre rang désormais parmi les plus illustres bienfaiteurs de l’humanité. Il vient d’inventer une manière de guérir les fractures des membres, qui ouvre une voie nouvelle et brillante à la chirurgie. Voici la lettre que j’ai reçue de lui tout à l’heure :
« Mon cher maître, ce matin, un matelot, tombé du haut d’une vergue sur le pont, s’est brisé la jambe gauche. Il gisait sans pouvoir se relever, quand un de ses camarades accourt et entoura le membre fracturé de ficelle goudronnée. Aussitôt le blessé, qui n’avait donné aucun signe de douleur, se relève et reprend immédiatement son service, comme s’il ne lui fut rien arrivé. Je compte bien désormais user d’un moyen aussi héroïque, quand pareil cas se renouvellera. »
L’Académie, à l’unanimité des suffrages et par acclamation, accorda le diplôme demandé.
» Le président se hâta d’écrire à Chandernagor pour annoncer au docteur V… la glorieuse marque de sympathie et d’admiration que lui décernait l’élite savante de ses concitoyens.
» Le docteur répondit :
« Merci à vous et à l’Académie, mon cher maître. A propos! J’étais si pressé l’autre jour en vous écrivant, que j’ai oublié de mentionner un détail peu important, sans doute, mais qui complète l’observation chirurgicale qui me vaut tant d’honneur. La jambe cassée du matelot était une jambe… de bois. »
Le canard n’a quelquefois d’autre but que de faire courir les gens. C’est alors une sorte de poisson d’avril. Un journal annonça un jour que le puits de Grenelle lançait dans ses gerbes d’eau de beaux petits poissons rouges, tout prêts à être mis en bocal, et que le gardien du puits les cédait à un prix modéré. Il vint des acheteurs. Un autre annonça que désormais le public serait admis à visiter l’intérieur de l’obélisque : il se présenta des visiteurs. Un troisième rapporta que, dans les fouilles faites à Alise, on avait retrouvé une paire de pistolets qui, grâce à une inscription, étaient reconnus pour avoir appartenu à César. Le public pourrait aller admirer ces pièces rares au musée de Cluny, où le gouvernement les avait fait déposer. Et il vint au musée de Cluny des curieux qui demandèrent à voir les pistolets de César.
A un degré moins élevé de l’échelle sociale, le canard est un puissant élément de succès pour les exhibiteurs de curiosités qui parcourent les foires et les fêtes de banlieue. Nous avons vu le prospectus d’un Musée antique qui annonçait, entre autres merveilles : un pépin de la pomme qu’Eve offrit à Adam — le plat sur lequel Esaü mangea les lentilles qui lui coûtèrent si cher — un morceau de la mâchoire d’âne avec laquelle Samson assomma tant de Philistins — le glaive avec lequel Judith trancha la tête à Holopherne — la queue du chien d’Alcibiade — le cheveu qui tenait suspendue l’épée sur la tête de Damoclès, etc.
Qui de nous est sûr de n’avoir pas, plus d’une fois, avalé des canards, absolument comme il arrive aux habitués des restaurants de Paris de manger du chat pour du lapin et du cheval mariné pour du sanglier?
issu du site : Le dictionnaire des curieux