Le singe sacré et l’homme
Posté par othoharmonie le 1 mai 2015
En Inde, les singes sacrés bénéficient d’une situation privilégiée, puisqu’ils y sont vénérés. Mais d’autres colobinés sont chassés pour leur viande, pour leur fourrure ou pour approvisionner la pharmacopée traditionnelle. Tous souffrent de la disparition accélérée de leurs forêts tropicales.
Comme beaucoup d’espèces, le singe sacré possède de nombreux noms vernaculaires ou très savants, selon les sources. En hindi, il se nomme hanuman, ou langur. Ce dernier nom est, d’ailleurs, parfois attribué très largement à toutes les espèces asiatiques de la sous-famille des colobinés. Les scientifiques, quant à eux, appellent parfois semnopithèques (du grec semnos, vénérable, et pithecos, singe) l’entelle commun ainsi que tous les représentants des genres Semonopithecus, Presbytis et Trachypithecus. Chez les Anglais, ces mêmes espèces de singes portent le nom éloquent de « mangeurs de feuilles » ou « singes des feuilles » (leaf monkeys). Le terme d’entelle vient pour sa part du grec et signifie « celui qui commande » ; c’était le nom d’un héros de l’Antiquité, guerrier troyen que chanta Virgile dans le livre V de l’Enéide.
La mythologie indienne fait de l’entelle le descendant du dieu-singe Hanuman. La célèbre épopée indienne du Ramayana raconte l’intervention d’Hanuman et de son peuple singe pour aider le prince Rama (incarnation de Vishnou) à libérer sa femme Sita, prisonnière de Ravana, le roi des démons, qui la retient captive à Lanka, une ville au-delà des mers. Pour ce faire, les singes ramassent des arbres et des rochers et les transportent jusqu’à la grève. En cinq jours, ils réussissent ainsi à construire un gigantesque pont sur l’océan, qu’ils empruntent avec Rama pour aller affronter victorieusement le roi des démons à la terrible bataille de Lanka. Cette tradition se retrouve à travers toute l’Inde et dans le Sud-Est asiatique, même loin de l’aire de répartition actuelle du singe sacré. Le combat de Rama et des singes contre le démon figure sur des bas-reliefs de nombreux temples, sur celui d’Angkor Vat, au Cambodge, et sur celui de Prambanan, à Java, en Indonésie, par exemple, de même qu’il est repris à Bali comme thème de danses.
Une autre légende explique la coloration contrastée du singe sacré. On raconte que c’est lui qui introduisit la mangue en Inde, après l’avoir volée à Lanka. Condamné au bûcher pour ce larcin mais s’étant échappé, il en a gardé la face, les mains et les pieds tout noirs.
Dans la littérature contemporaine, Rudyard Kipling fait de ces singes des héros du Livre de la jungle. On raconte aussi que le meilleur confiseur de Simla, ayant préparé un magnifique gâteau de noces, l’avait enfermé, en attendant le repas, dans une pièce dont la fenêtre était restée ouverte, face à la montagne. Quand on vint chercher le gâteau, les entelles faisaient la chaîne pour le sortir, morceau par morceau. Les miettes blanchirent le flanc de la montagne.
On dit encore que, pour jouer un très mauvais tour à son voisin, il suffit de jeter une poignée de grains sur son toit à l’époque de la mousson. Dès que les entelles ont repéré les grains, ils viennent les ramasser, n’hésitant pas à retourner et à jeter les tuiles pour ne rien laisser perdre.
En Inde, les entelles bénéficient du respect de la population hindoue et vivent dans l’enceinte des temples, où ils sont protégés et nourris. Mais, parfois, ils deviennent si familiers avec les hommes qu’ils n’hésitent pas à s’approcher des maisons pour y voler quelque chose ou pour piller les jardins et les récoltes. On raconte qu’au début du xxesiècle, une bande de singes qui avaient été transportés par charrette loin de l’endroit où ils étaient devenus indésirables étaient revenus tranquillement, en suivant à pied la charrette tout le long du chemin de retour !
Les colobes africains ont vécu une époque très difficile au début du xxe siècle, lorsque la fourrure de colobe guéréza fit fureur en Europe. En fait, cette mode avait commencé dès la fin du xixe siècle, et ce sont des dizaines de milliers de peaux de colobes noir et blanc qui ont été exportées tous les ans pendant cette trop longue période. La fourrure servait de doublure pour des pelisses ou était utilisée pour confectionner de petits tapis.
Aujourd’hui, la chasse commerciale pour la fourrure a pratiquement cessé en Afrique, et les colobes guérézas sont, heureusement, passés de mode. Mais il y existe toujours une chasse locale, qui semble avoir un effet non négligeable dans l’ouest de l’aire de répartition de l’espèce.
Mais le colobe guéréza, comme les autres colobes, souffre aujourd’hui essentiellement de la disparition de son habitat (déforestation pour l’exploitation du bois, expansion des terres cultivées…).
Dans la forêt de Kyasanur
Dans la région de Mysore, au sud de l’Inde, les entelles et le macaque bonnet jouent un rôle important dans le cycle d’une maladie qui a commencé à faire parler d’elle en 1957. Dans la forêt de Kyasanur, ces singes, ainsi que de nombreux autres vertébrés, sauvages ou non (le bétail est lui aussi touché), peuvent être atteints par le virus de la maladie de la forêt de Kyasanur (genre Flavivirus). Ce virus, un arbovirus (pour Arthropode Born Virus, virus transmis par des arthropodes piqueurs comme les moustiques et les tiques) transmis par des tiques Haemaphysalis, provoque une fièvre hémorragique potentiellement mortelle chez les singes.
L’homme peut être touché par la maladie de la forêt de Kyasanur, mais il est un hôte occasionnel. Cependant, il a provoqué de façon indirecte, par son activité, une augmentation considérable de la prévalence de la maladie chez les animaux. Dans les années précédant la reconnaissance de cette maladie chez l’homme, la population a pratiquement doublé autour de la forêt. Les villageois ont déboisé de grandes surfaces et ont mené leurs bovins pâturer dans le sous-bois. Les zones déboisées ont été rapidement envahies par une plante d’origine américaine, la corbeille d’or, Lantana sp., qui pousse en fourrés denses, favorables à la prolifération de petits mammifères (musaraignes, rongeurs, etc.). La population de tiques vivant dans la région sur les petits mammifères et les bovins s’est donc fortement accrue. Les entelles et les macaques, descendant volontiers à terre, sont piqués par les tiques et contractent la maladie. Les mêmes tiques piquent également les forestiers, les ramasseurs de bois, les bergers. L’infection chez l’homme s’accompagne rarement des signes cliniques qui permettent de la déceler : fièvre, maux de tête, douleurs musculaires, perte d’appétit et de sommeil. La convalescence est longue et la mortalité atteint 5 % des cas cliniques. Les méthodes de prévention consistent à surveiller l’état de santé des populations d’entelles pour suivre le développement du virus et à encourager le port de vêtements protecteurs contre les piqûres de tiques par les personnes qui vont en forêt. Il existe un vaccin.
Mesures de protection
Les populations d’entelles sont toutes en déclin. L’entelle le plus menacé est Semnopithecus ajax, du nord-ouest de l’Inde ; ses effectifs sont estimés (2003) à moins de 500 individus, dont 250 adultes. Semnopithecus hypoleucos du sud-ouest de l’Inde est vulnérable, tandis que Semnopithecus priam, du sud de l’Inde et du Sri Lanka, et Semnopithecus hector, du nord de l’Inde, du Bhoutan et du Népal, sont quasi-menacés. Ces espèces souffrent de la déforestation intensive.
Le langur du Nilgiri, Trachypithecus johnii, dans l’ouest du massif des Ghats (sud-ouest de l’Inde), souffre de la fragmentation et de la disparition de son habitat, ainsi que de la chasse (sa peau est utilisée pour la fabrication de percussions, sa chair est consommée et sert en médecine traditionnelle – la pression exercée par celle-ci sur l’espèce diminue toutefois, résultat de campagnes de protection impliquant les communautés locales).
Plus à l’est, des pays tels que le Viêt Nam, aidés par des organismes internationaux comme l’UICN (Union internationale pour la conservation de la nature), mettent en place des programmes de protection. Ce pays héberge plus de quinze espèces de primates, dont huit colobinés : un rhinopithèque ou singe doré, les trois espèces de doucs et quatre espèces du genre Trachypithecus. Mais les espèces sauvages du pays doivent faire face à une déforestation dramatique : en 1944, la forêt recouvrait encore 43 % du pays ; en 1993, elle ne représentait plus que 20 % de sa surface, voire moins. Parallèlement, la population humaine a considérablement augmenté. C’est dire la menace qui pèse sur les espèces sauvages en général, et les singes en particulier. Malgré cela, il existe au Viêt Nam une stratégie nationale de leur conservation.
En Chine, les projets de protection sont maintenant nombreux, et heureusement, car les singes y ont longtemps été chassés pour de prétendues propriétés médicinales, fort prisées dans la pharmacopée traditionnelle locale. Au sud du pays, la forêt tropicale humide de la province du Yunnan et la forêt subtropicale du Guangxi hébergent encore de nombreux primates, dont des entelles comme le langur de François,Trachypithecus francoisi (entre 1 400 et 1 650 individus sur son aire de répartition chinoise) et Trachypithecus phayrei. En-dehors de cette zones, les programmes les plus importants concernent les rhinopithèques ou singes dorés. La réserve de Fanjingshan abrite le rarissime et très menacé Rhinopithecus brelichi, dont ne subsistent qu’environ 750 individus (estimation 2005).
Rhinopithecus roxellana, le rhinopithèque de Roxellane, et Rhinopithecus bieti bénéficient de l’existence de plusieurs réserves sur leur aire de répartition. Parallèlement à la protection des habitats, indispensable pour la survie des écosystèmes, Rhinopithecus bieti fait l’objet d’un programme de reproduction en captivité.
Un autre colobiné menacé est le nasique, Nasalis larvatus, endémique de l’île de Bornéo. Il est présent sur l’ensemble des entités politiques de l’île : le petit État de Brunei, les provinces malaises de Sabah et de Sarawak, les provinces indonésiennes de Kalimantan Timur, Kalimantan Tengah, Kalimantan Barat et Kalimantan Selatan. Dans la partie malaise, la quasi-totalité de la population de nasiques se trouve dans la province de Sarawak, et n’atteint pas 1 000 individus. Les nasiques sont plus nombreux dans la partie indonésienne. Sur toute l’île, les populations de nasiques décroissent et sont maintenant totalement isolées les unes des autres.
À l’échelle internationale, les colobinés sont protégés par la Convention de Washington (Cites) qui réglemente le commerce des espèces sauvages menacées ; ils y sont, selon les espèces, inscrits en Annexe I (toute chasse ou capture interdite) ou en Annexe II (prélèvements réglementés).
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