Rhinocéros et Mythologie
Posté par othoharmonie le 13 décembre 2014
Un tel animal n’avait pas été vu en Europe depuis douze siècles : on savait par les auteurs anciens qu’il existait, mais il était devenu pour la culture occidentale une bête mythique, parfois confondue dans les bestiaires avec le légendaire « monoceros » (la licorne). Les Indiens l’appelaient (ganda) (nom de l’espèce en gujarati), mais tous les érudits identifièrent immédiatement l’animal décrit sous le nom de rhinoceros par Pline l’Ancien, Strabon et d’autres auteurs anciens.
« Dans les mêmes jeux on montra aussi le rhinocéros qui porte une corne sur le nez ; on en a vu souvent depuis : c’est le second ennemi naturel de l’éléphant. Il aiguise sa corne contre les rochers, et se prépare ainsi au combat, cherchant surtout à atteindre le ventre, qu’il sait être la partie la plus vulnérable. Il est aussi long que l’éléphant ; il a les jambes beaucoup plus courtes, et la couleur du buis. »
— Pline l’Ancien
Savants et curieux vinrent examiner la bête. On en fit un ou plusieurs dessins, dont au moins celui qui servira de modèle à Hans Burgkmair et Albrecht Dürer, accompagnés de descriptions et de commentaires tirés des Anciens, et qui circulèrent en Italie, en Europe centrale et en Allemagne, notamment du fait des échanges intellectuels et commerciaux entre les Portugais et les Allemands, particulièrement présents à Lisbonne2. Dès le 13 juillet 1515 paraissait à Rome un poemetto de Giovanni Giacomo Penni décrivant l’arrivée sensationnelle de l’animal9.
Dans les jours qui suivirent, le roi fit défiler la bête sans incident avec d’autres animaux exotiques au cours d’une ou plusieurs parades dans les rues de Lisbonne. Le 3 juin, jour de lafête de la Sainte Trinité, Manuel organisa un combat opposant le rhinocéros à l’un de ses jeunes éléphants, puisque tout ce que l’on savait des mœurs de cet animal, notamment par Pline l’Ancien, était que l’éléphant et le rhinocéros seraient les pires ennemis. Découvrant son adversaire et peut-être effrayé par la foule bruyante venue en nombre, l’éléphant courut se réfugier dans son enclos et le rhinocéros fut déclaré vainqueur par abandon. L’arène se tenait dans une cour qui s’étendait entre les appartements royaux et la Casa da Mina, où se trouve aujourd’hui le ministère de l’Intérieur et la Place du Palais.
Le Rhinocéros de Dürer est le nom généralement donné à une gravure sur bois d’Albrecht Dürer datée de 1515. L’image est fondée sur une description écrite et un bref croquispar un artiste inconnu d’un Rhinocéros indien (Rhinoceros unicornis) débarqué à Lisbonne plus tôt dans l’année. Dürer n’a jamais observé ce rhinocéros qui était le premier individu vivant vu en Europe depuis l’époque romaine. Vers la fin de 1515, le roi de Portugal, Manuel Ier, envoya l’animal en cadeau au pape Léon X, mais il mourut dans unnaufrage au large des côtes italiennes au début de 1516. Un rhinocéros vivant ne sera pas revu en Europe jusqu’à ce qu’un second spécimen indien arrive à Lisbonne en 1577.
En dépit de ses inexactitudes anatomiques, la gravure de Dürer devint très populaire en Europe et fut copiée à maintes reprises durant les trois siècles suivants. Elle a été considérée comme une représentation réaliste d’un rhinocéros jusqu’à la fin du xviiie siècle. Par la suite, des dessins et peintures plus corrects la supplantent, en particulier des représentations de Clara le rhinocéros qui fut exposée dans toute l’Europe au cours des années 1740 et 1750. Néanmoins, beaucoup d’artistes, comme Salvador Dalí ou Niki de Saint Phalle, continuent d’éprouver pour cette œuvre de Dürer une indéniable fascination en la reproduisant selon différentes manières.
En 1514, Afonso de Albuquerque, gouverneur de l’Inde portugaise à Goa, envoya deux ambassadeurs auprès de Muzaffar Shah II, sultan de Cambay (Gujarat moderne), pour lui demander le droit de construire un fort portugais sur l’île de Diu. Le sultan ne donna pas son accord mais renvoya les Portugais avec des cadeaux prestigieux, dont un rhinocéros et un fauteuil incrusté d’ivoire. L’animal fut fourni avec un gestionnaire et avait une jambe enchaînée.
À la différence des rhinocéros africains, le Rhinocéros indien (R. unicornis) ne possède qu’une seule corne. En outre, son dos est couvert de plaques de peau épaisse reliées entre elles par de la peau souple, favorisant leur articulation lors du déplacement de l’animal.
Albuquerque fit embarquer au plus vite ce cadeau royal sur la nef Nossa Senhora da Ajuda, sous le commandement de Francisco Pereira Coutinho, appelé « Le Rusticão ». Le bateau quitta Goa en janvier 1515 avec deux autres vaisseaux à destination de Lisbonne. Il fit escale à Madagascar, sur l’île de Sainte-Hélène et aux Açores. L’animal était nourri de paille, de foinet de riz cuit. Après un voyage particulièrement rapide de quatre mois, la flotte des Indes chargée d’épices et autres trésors arriva dans le port de Lisbonne le 20 mai 1515, mais c’est sans conteste le débarquement du rhinocéros, venant enrichir la ménagerie exotique du roi Manuel Iern , qui fit la plus forte impression.
Entre le 20 mai et le 3 juin 1515, le rhinocéros fut à Lisbonne l’objet de la curiosité générale : artistes et savants en firent des croquis et des descriptions qu’ils envoyèrent à leurs correspondants en Europe. C’est sur la base d’un de ces documents que Penni composa en Italie son poemetto, illustré d’une gravure assez sommaire de la bête. Un humaniste morave,Valentim Fernandes, envoya à des amis une lettre décrivant l’animal, lettre dont le texte original en allemand est perdu mais est connu par une copie en italien conservée à laBibliothèque nationale centrale de Florence. Un document comparable illustré par un auteur inconnu parvint à Nuremberg et inspira Albrecht Dürer.
Dans un premier temps, Dürer fit une copie à la plume et à l’encre de ce croquis, avec une reprise de la légende qui l’accompagnait. Ce dessin, intitulé RHINOCERON 1515, non signé mais qui est attribué à Dürer, est aujourd’hui au British Museum à Londres. La légende, en allemand, parle de « notre roi de Portugal », ce qui montre que l’auteur de la lettre était portugais, tandis que la date de 1513 est une faute de copie pour 1515. Dürer a interprété son modèle et en a fait une chimère : il a rajouté sur son dos une petite dent de narval (ce que l’on considérait alors comme une corne de licorne), a dessiné les plis de la peau du rhinocéros comme les plaques de la carapace d’un crustacé, a interprété le rendu de la peau de ses pattes comme des écailles de reptile ou de pattes d’oiseau et lui a dessiné une queue d’éléphant.
Un dessin à la plume illustrant le Livre d’Heures de l’Empereur Maximilien, réalisé peu après, s’inspire de l’interprétation de Dürer (notamment par la carapace et la dent de narval).
Pour permettre une duplication en grand nombre du dessin Albrecht Dürer réalisa peu après une gravure sur bois d’après son dessin à la plume, ce qui fait qu’à l’impression le rhinocéros apparaît orienté dans l’autre sens. Cette gravure est intitulée « 1515 RHINOCERVS » et signée de son monogramme habituel, « AD ». La technique de la gravure sur bois ne permettant pas de tracer des lignes aussi fines qu’à la plume, les plaques de la carapace du rhinocéros n’évoquent plus un crustacé mais plutôt les plaques d’une armure métallique. La légende de la gravure, composée en caractères mobiles, est placée par Dürer au-dessus de l’image, et possède de notables différences par rapport à la légende du dessin : on y mentionne cette fois « le grand et puissant roi de Portugal » et on ne reproduit plus le nom de l’animal en langue indienne. L’ensemble mesure 248 × 317 mm.
La traduction française de la légende en allemand de la gravure de Dürer est la suivante :
« En l’année 1513 après la naissance du Christ, on apporta de l’Inde à Emmanuel, le grand et puissant roi de Portugal, cet animal vivant. Ils l’appellent rhinocéros. Il est représenté ici dans sa forme complète. Il a la couleur d’une tortue tachetée, et est presque entièrement couvert d’épaisses écailles. Il est de la taille d’un éléphant mais plus bas sur ses jambes et presque invulnérable. Il a une corne forte et pointue sur le nez, qu’il se met à aiguiser chaque fois qu’il se trouve près d’une pierre. Le stupide animal est l’ennemi mortel de l’éléphant. Celui-ci le craint terriblement car lorsqu’ils s’affrontent, le rhinocéros court la tête baissée entre ses pattes avant et éventre fatalement son adversaire incapable de se défendre. Face à un animal si bien armé, l’éléphant ne peut rien faire. Ils disent aussi que le rhinocéros est rapide, vif et intelligent. »
— Faidutti 1996, chap. 3.2
Après la mort de l’artiste en 1528, plusieurs rééditions de ce bois gravé furent réalisées jusqu’au début du xviie siècle. On peut les classer d’après la progression plus ou moins avancée d’une fente dans le bois (elle part des poils de la queue, et s’étend progressivement aux pattes arrière, puis au museau pour les impressions les plus tardives), ainsi que par les corrections apportées au texte composé en caractères mobiles. Johann David Passavant a ainsi repéré six éditions : deux avec cinq lignes de légende ; une troisième avec cinq lignes et demi ; une quatrième avec cinq lignes complètes ; une cinquième édition hollandaise, publiée par Hendrick Hondius, dont la légende commence par « Int jaer ons Heern 1515… » (corrigeant ainsi la date erronée de 1513 donnée par les quatre premières éditions allemandes et remontant à une faute de copie de Dürer quand il réalisa son premier dessin à la plume) ; enfin une sixième édition sur deux planches en clair-obscur.
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