Le Corbeau et la Pléiade
Posté par othoharmonie le 24 avril 2014
Par Jacques Bienvenu
Il convient de donner un rappel des événements qui jalonnent l’incroyable histoire de la mystification d’Adrien Le Corbeau. C’est à la fin de l’année 2000, que je publiais un article intitulé « Le canular du Corbeau »,dans la revue Histoires littéraires[1], Dans cet article, je montrais que les souvenirs de Madame X fréquemment cités dans « la Pléiade » et attribués à Hermine Lecomte du Noüy étaient des faux.
Toutefois, à la publication de cet article Louis Forestier, l’éditeur de Maupassant dans « la Pléiade », n’a pas cru à la dénonciation des faux comme l’atteste la réédition ultérieure de 2003 des contes et nouvelles. A la fin de cette année 2003 je complétais ma démonstration dans un article publié dans L’Angélus intitulé « Le retour du Corbeau » dans lequel j’ajoutais des preuves irréfutables et je révélais notamment que le faussaire connu en France sous le nom d’Adrien Le Corbeau était d’origine roumaine. Cette fois il devenait impossible de nier la vérité. Dès lors, M. Forestier dans un moment d’inquiétude a juste signalé dans l’édition de 2004 l’existence de mon premier article et maintenu l’ensemble de ses textes dans l’édition de 2005.Compte tenu de cette résistance opiniâtre de l’éditeur de Maupassant, je donnais un article dans ma revue l’Angélus, intitulé « Le triomphe du Corbeau dans la Pléiade ». Enfin je publiais un dossier complet de cette affaire en annexe du « Dictionnaire Maupassant » de Sandrine de Montmort publié aux éditions Scali en 2007. J’y précisais, à l’aide de documents inédits, les raisons profondes de l’identification de Madame X à Hermine Lecomte du Noüy.
Or, en mars 2008, coup de théâtre ! Voici que dans la nouvelle édition des contes de « la Pléiade », Louis Forestier comprend enfin ! Il se décide à éliminer toutes les références aux écrits d’Adrien Le Corbeau !
Voyons, à présent, comment l’éditeur scientifique de Maupassant a effectué ses modifications. Jusqu’à cette date il écrivait dans ses notes sur Le Horla (tome II, p.1617):
Pierre Borel (Le Destin tragique de Guy de Maupassant, p.31) est le seul à affirmer que Guy voyait son double au temps où il fréquentait Chatou et Bezons. On sait ce que valent, souvent, les affirmations de ce critique. Il pourrait s’agir du démarquage hâtif d’une observation faite plus tard par Hermine Lecomte du Noüy (dans ses souvenirs fréquemment cités, parus dans La Grande Revue, octobre 1912)”. « Savez-vous, qu’en fixant longtemps mes yeux sur ma propre image réfléchie dans une glace, je crois parfois perdre la notion du moi? En ces moments-là, tout s’embrouille dans mon esprit et je trouve bizarre de voir là cette tête, que je ne – reconnais plus. Alors il me paraît curieux d’être ce que je suis, c’est-à-dire quelqu’un .Et je sens que si cet état durait une minute de plus je deviendrais complètement fou. »
Ce texte me paraît clairement poser les limites d’une expérience qu’on tire trop vite vers celle du double, thème fantastique par excellence.
Observons au passage que le critique niait la problématique du double dans Le Horla en s’appuyant sur le texte du faussaire ! Dans l’édition de 2008, (même page) l’éminent spécialiste supprime l’extrait des souvenirs de Madame X qu’il remplace par le texte de Maupassant beaucoup plus sûr, il est vrai, que celui d’Adrien Le Corbeau. Voici la transformation de l’édition 2008 (p.1617) :
Pierre Borel (Le Destin tragique de Guy de Maupassant, p.31) est le seul à affirmer que Guy voyait son double au temps où il fréquentait Chatou et Bezons.On sait ce que valent, souvent, les affirmations de ce critique. Il faut se reporter au texte du conte (p.931) qui sur ce point concorde avec la première version : « Je ne vis rien d’abord, puis, tout à coup, il me sembla qu’une page du livre resté ouvert sur ma table venait de tourner toute seule. Aucun souffle d’air n’était entré par ma fenêtre. Je fus surpris et j’attendis. Au bout de quatre minutes environ, je vis, oui, je vis, de mes yeux une autre page se soulever et se rabattre sur la précédente, comme si un doigt l’eut feuilletée. Mon fauteuil était vide, semblait vide. »
Ce texte me paraît clairement poser les limites d’une expérience qu’on tire trop vite vers celle du double, thème fantastique par excellence.
Or, Louis Forestier tronque volontairement la dernière phrase qui est :
Mon fauteuil était vide, semblait vide ; mais je compris qu’il était là, lui, assis à ma place, et qu’il lisait.
Il est certain qu’avec la dernière phrase ainsi censurée, le texte n’a plus rien à voir avec la question du double. Décidemment, le travail du faussaire aura été contagieux ! C’est vraiment tragique ! Par ailleurs, M. Forestier a retiré les deux pages du texte de Madame X citées dans les notes de La Mère Sauvage. M. Pierre Danger se voit ainsi gratifié d’une immense citation à la place des écrits du faussaire. Le nom de Pierre Danger est orthographié Pierre « Dangé ». Un pseudo de plus dans cette histoire de faussaires.
Mais ceci n’est rien. Dans l’introduction du tome I des contes de Maupassant l’éditeur de Maupassant citait avant ses rectifications un passage du texte de Le Corbeau : « Il me semblait vraiment que mon âme se fut, en quelque sorte, dissoute dans cet élément trouble qui me baignait et qu’elle flottait au-dessus de ma tête. »(P.LIX). Dans l’édition 2008 (toujours p.LIX), Louis Forestier supprime le texte du Faussaire et le remplace par un texte de Maupassant . Il remplace aussi la note n°4 qui mentionnait Le canular du Corbeau par : Sur l’eau, P. 57-58. Le problème est que juste une ligne après, l’éminent professeur oublie de supprimer une citation du faussaire : « Savez-vous qu’en fixant longtemps mes yeux sur ma propre image réfléchie dans une glace, je crois perdre la notion du moi ». On reconnaît une partie du passage cité de Madame X dans les notes du Horla ! De plus l’éditeur renvoie ce passage cité page LX en note à : Ibid.,P. 684.qui est la référence aux souvenirs de Madame X et non à Sur l’eau. J’ajoute à titre documentaire que son édition était tellement infestée par les faux écrits de Madame X, qu’il en a oublié, par exemple, un long passage à la page 1623 du tome I nouvelle édition 2008 où il cite encore selon ses propre termes Hermine Lecomte du Noüy dans La Grande Revue du 25 mars 1913.
Tentons cependant d’être positif. Que M. Forestier ait enfin compris au bout de huit années que les articles de Madame X étaient faux et qu’il les élimine peu à peu, même très grossièrement, dans « la Pléiade », il faut s’en réjouir. Tout de même, il est des choses inacceptables. Dans la nouvelle édition de 2004 Louis Forestier avait ajouté en note ( n°4) après avoir cité l’article du faussaire la référence de mon article :
On a émis l’hypothèse que cet article serait l’œuvre d’un faussaire (voir : « Le canular du Corbeau », Histoires littéraires, octobre-décembre 2000, n° 4.)
Après avoir fait disparaître cette note, un chercheur correct aurait pu au moins reconnaître que le « ON » ne s’était pas trompé et en donner référence. Bien entendu, il n’en est rien. L’honnêteté intellectuelle n’est pas le fort de l’éditeur de Maupassant. C’est avec la plus grande discrétion que ces modifications se sont accomplies. Enfin, pour être tout à fait complet sur le sujet, signalons que plusieurs mois après les vastes changements opérés dans « la Pléiade », paraissait un article qui nous apprenait en outre qu’Adrien Le Corbeau avait déjà publié des prétendus souvenirs sur Maupassant dans un journal roumain, souvenirs beaucoup moins élaborés, il est vrai, que ceux de La Grande Revue mais qui en reprenaient certains passages[2].
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