Le triomphe du Corbeau dans la Pléiade
Posté par othoharmonie le 24 avril 2014
par Jacques Bienvenu
Ceci intéresse l’histoire littéraire. Lorsque je publiais Le canular du Corbeau dans le numéro 4 de la revue Histoires littéraires de l’an 2000, l’éditeur scientifique de Maupassant dans « la Pléiade » ne sembla pas avoir cru à ma dénonciation de cette extraordinaire mystification littéraire. Celle-ci avait déjà abusé André Vial qui citait quinze fois dans sa thèse les souvenirs de Madame X inventés par Adrien Le Corbeau, les analysant comme des documents authentiques. Je rappelle que les pseudos souvenirs ont été publiés en 1912 et 1913 dans La Grande Revue sous la signature de X.
Dans la nouvelle édition revue et corrigée du tome II des « Contes et nouvelles » paru en février 2003, la dénonciation n’est pas mentionnée. L’éditeur de Maupassant continue imperturbablement à citer les textes du faussaire, notamment une page entière des pseudos souvenirs, en écrivant qu’ils fournissent « le sens profond du sujet » (p.1450). Il en cite encore une demi page en ajoutant que c’est grâce à Madame Lecomte du Noüy (qu’il identifie à Madame X) que : « nous avons la chance de savoir ce que l’écrivain pensait de son œuvre et comment il écrivait » (P.1554-1555). L’éditeur de Maupassant note dans sa chronologie de Maupassant en novembre 1884 (première page de la chronologie, p.IX) : « Hermine Lecomte du Noüy date de ce moment la connaissance qu’elle fait de Maupassant (…)» sans préciser qu’il se base sur le texte du faussaire. Celui-ci est à nouveau cité dans la chronologie en mai 1893 (dernière page de la chronologie, p.XXVII) où l’on donne un portrait de Guy par Hermine Lecomte du Noüy, qui n’est autre que celui donné par Madame X alias Adrien Le Corbeau dans La Grande Revue. L’éditeur de Maupassant remet en cause la problématique du double dans Le Horla en s’appuyant sur le récit d’Adrien Le Corbeau : « Ce texte me paraît clairement poser les limites d’une expérience qu’on tire trop vite vers celle du double ». Il précise que ce texte est tiré de La Grande Revue de 1912 et ajoute que les souvenirs d’Hermine Lecomte du Noüy sont « fréquemment cités » dans « la Pléiade » ( p.1617). On voit bien que les textes du faussaire, loin d’être innocents, ne donnent pas seulement lieu à des erreurs biographiques, mais aussi à des interprétations risquées sur le sens de l’œuvre.
A la fin de l’année 2003 je fis paraître « Le retour du Corbeau » dans lequel je dévoilai l’identité d’Adrien Le Corbeau, écrivain roumain et traducteur de Maupassant. Je publiai le témoignage de l’écrivain roumain Victor Eftimiu qui confirmait la supercherie littéraire et en expliquait les raisons. Cette fois, il devenait difficile de nier que les articles de La Grande Revue étaient forgés par un génial mystificateur. C’est en juin 2004 que la nouvelle édition du premier tome des « Contes et nouvelles » paraît, soit plusieurs mois après la publication de l’article Le retour du Corbeau. Dès l’introduction, alors qu’il maintient encore deux citations de l’article de 1912 de La Grande Revue, l’éditeur de Maupassant ajoute en note (p. LIX n.4) :
On a émis l’hypothèse que cet article serait l’œuvre d’un faussaire (voir : « Le canular du Corbeau », Histoires littéraires, octobre-décembre 2000, n° 4.)
Quelque chose s’est donc passé entre la nouvelle édition de 2003 et celle de 2004 pour que l’article Le canular du Corbeau, jusqu’alors ignoré, soit maintenant donné en référence. Observons cependant que la démonstration de la mystification est présentée comme une simple hypothèse et qu’elle n’empêche nullement de maintenir les citations dans l’introduction. Le lecteur comprend donc que l’hypothèse n’a pas été retenue. L’éditeur de Maupassant a-t-il des doutes ? On ne le croirait pas en lisant à nouveau un extrait des souvenirs de Madame X, cité « opportunément » par André Vial, dit-il, et dans lequel il est bien précisé que l’auteur en est Hermine Lecomte du Noüy (p.1646). Mais la vérité qui a tant de mal à se faire connaître impose au critique un terrible doute. Dans les notes de La Mère Sauvage où cette fois deux pages entières (!!) des souvenirs sont citées (pages 1638-1639) et où il avait écrit dans les éditions antérieures :
Hermine Lecomte du Noüy rapporte le récit suivant, intéressant à plus d’un titre (« Guy de Maupassant intime », La Grande Revue, 10 avril 1913)
Ceci devient dans la nouvelle édition de 2004 :
Mme X, dans La Grande Revue du 10 avril 1913, rapporte le récit suivant qui -même d’un faussaire (voir ci-dessus, p .LIX, n.4)- paraît intéressant.
On observe que ce qui est signalé comme une simple hypothèse dans l’introduction devient si évident qu’on n’ose plus attribuer le récit à Hermine, mais on maintient la publication du texte, même s’il est l’oeuvre d’un faussaire (!!). De « intéressant à plus d’un titre » on est passé à « paraît intéressant ». Il est vrai que le récit a perdu un titre d’intérêt : son authenticité.
En décembre 2005 une nouvelle édition revue et corrigée du tome II des nouvelles paraissait. L’éditeur de Maupassant allait-il poursuivre ce qui semblait amorcé en 2004, et rectifier les passages où le texte d’Adrien Le Corbeau était longuement cité ?
Aucunement.
Toute trace -si mince soit-elle- d’une mention de la supercherie n’existe plus. A ce jour, l’ensemble des textes d’Adrien Le Corbeau publiés dans les éditions antérieures de « la Pléiade » est donc reconduit et probablement pour de longues années. La vérité sur l’authenticité des textes est si bien cachée qu’un lecteur non averti ne saurait la trouver. C’est le triomphe du Corbeau !
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