La vengeance du Lièvre – 1
Posté par othoharmonie le 1 novembre 2012
Il était une fois un vieux et une vieille. Le vieux se nommait Gombéiji, et la vieille Tora. C’étaient de bien braves gens. Ils vivaient dans une intimité parfaite, et savaient se contenter de peu. Toute leur fortune consistait en une misérable cabane, couverte de chaume, bâtie sur le flanc de la montagne, et en un petit champ de melons et d’aubergines, qu’ils cultivaient avec amour.
Or, à quelques pas de leur demeure, vivait aussi, dans un terrier profond, un blaireau d’un certain âge. Cet animal malfaisant passait toutes ses nuits à ravager tant qu’il pouvait le champ de ses voisins. Un jour Gombéiji, à bout de patience, finit par tendre un piège, dans lequel le blaireau se laissa prendre. Tout heureux d’avoir enfin capturé la méchante bête, le bon vieux la porte en sa cabane, lui ficelle solidement les pattes, et la suspend à un clou du plafond. Puis il dit à sa femme:
– Vieille, fais bien en sorte qu’il ne s’échappe point. Je vais au champ réparer les dégâts qu’il y a causés la nuit dernière. A mon retour, nous le mettrons à la marmite. Ce doit être très bon, la viande de blaireau!
Là-dessus, il prend ses instruments, et va au travail, confiant l’animal à la garde de Tora.
La position du blaireau n’était pas intéressante, et la perspective d’être mangé le soir ne lui souriait pas du tout. Il réfléchit longtemps au moyen de sortir d’une situation aussi peu agréable. Les blaireaux ont bien des ruses dans leur sac! Il choisit celle qui, vu les circonstances présentes, lui sembla la meilleure.
La bonne vieille est en train de piler du riz:
– Pauvre femme! lui dit-il d’une voix compatissante, je souffre de te voir travailler de la sorte, à ton âge. Cela doit te fatiguer beaucoup. Veux-tu me permettre de t’aider? Passe-moi le pilon. Je ferai la besogne à ta place; pendant ce temps, tu te reposeras.
– Que me chantes-tu là? répond la vieille en le regardant. Ah! oui, je vois bien ce que tu désires. Tu veux que je te détache. Puis, tu fileras, sans me dire au revoir. Pas de ça, mon ami! Que dirait mon mari, en rentrant, s’il ne te trouvait plus là? Non, non, reste où tu es, et laisse-moi tranquille.
Le blaireau ne se décourage pas de ce premier insuccès:
– Je comprends fort bien tes craintes, reprend-il. Tu crois que je veux m’échapper… On voit que tu ne me connais guère… Nous autres blaireaux, nous n’avons qu’une parole… Je suis pris; c’est malheureux pour moi; mais ce qui est fait, est fait… Je n’ai pas le moins du monde l’intention de me sauver… Je voulais seulement te rendre un service… Il te serait si facile de me lier de nouveau, et de me remettre à la même place, avant le retour de ton mari!… Il n’en aurait rien su du tout… Mais, puisque tu n’y consens pas, c’est bon. N’en parlons plus… Pile ton riz… Après tout, peu m’importe!
Tora n’était pas méchante, et ne soupçonnait point le mal chez les autres. Elle se dit qu’en définitive, cet animal pouvait être sincère, et que ce serait bien heureux, s’il consentait à piler le riz à sa place. Après quelques hésitations:
– Me promets-tu de ne pas te sauver, si je te détache? demande-t-elle.
– Foi de blaireau, je te le jure! répond le perfide animal.
La trop confiante femme détache le blaireau et lui passe le pilon. La bête le saisit et, avant même que la pauvre vieille ait eu le temps de pousser un cri, il lui en assène sur le crâne un coup d’une telle violence, qu’elle tombe raide morte sur le plancher de la cuisine.
Le blaireau ne perd pas de temps. Il prend un coutelas, découpe en morceaux le cadavre encore chaud de sa victime, empile ces morceaux dans la marmite qui lui était réservée à lui-même, et se met à la faire bouillir. Puis, il se métamorphose. Car chacun sait que le blaireau possède l’intéressante faculté de se métamorphoser quand il lui plaît.
Il prend donc l’apparence de la vieille Tora, se revêt de ses habits, s’assied sur la natte, et tout en attisant le feu, attend le retour du mari.
Gombéiji est bien loin de se douter de ce qui s’est passé pendant son absence. Il quitte son champ à la tombée de la nuit et revient à la cabane, se délectant à l’avance, à la pensée du plantureux repas qui l’attend.
Il trouve la fausse Tora, en train de faire bouillir la marmite:
– Tu l’as donc déjà tué? lui dit-il en rentrant.
– Oui, répond-elle, j’ai pensé que tu aurais faim à ton retour. Tiens! vois comme ça sent bon!
Et, en parlant ainsi, elle soulève le couvercle. De la marmite en ébullition, s’échappe une odeur, que le vieillard ne peut s’empêcher de trouver très étrange!
Puis, il dépose ses instruments de travail, se lave les mains, s’assied devant la minuscule table où il prend ses repas, se fait servir, et commence à dévorer avec appétit. Pauvre Gombéiji! ne va pas si vite, et ne te délecte pas si fort! Si tu savais ce que tu manges!… A peine a-t-il avalé la dernière bouchée, qu’il entend derrière lui un formidable éclat de rire. Il se retourne. Quelle n’est pas sa stupeur! Sa vieille n’est plus là! A sa place, le blaireau, qu’il avait cru manger! Celui-ci, en effet, venait en un clin d’œil de reprendre sa forme naturelle, et riait à gorge déployée:
– Eh bien, vieux! lui dit-il, était-elle bonne, ta vieille? Car c’est elle que tu viens de manger!… Elle m’a détaché, la sotte! Alors, je l’ai tuée, puis coupée en morceaux, puis je l’ai fait cuire à ma place, et tu l’as avalée! Ah! ah! ah!…
Et, avant que Gombéiji ait pu revenir de sa surprise, le blaireau fit un bond vers la porte et s’enfuit de toute la vitesse de ses jambes.
Le malheureux vieillard resta longtemps, bien longtemps, sans pouvoir se remettre. De désespoir, il se serait volontiers arraché les cheveux, s’il en avait eu encore.
– Pauvre Tora! ne cessait-il de répéter en pleurant! C’est ta bonté qui t’a perdue!… Et moi, qui t’ai mangée!… Comment supporter le poids d’une pareille honte?… Puis-je survivre à un tel malheur!… Non, il ne me reste plus qu’à mourir, comme meurent les samuraï…
Chacun sait que les samuraï, pour sauver leur honneur, ne croyaient pouvoir mieux faire que de s’ouvrir le ventre. C’est donc à ce dernier parti que le malheureux vieillard se détermina.
Il aperçoit à ses pieds le couteau de cuisine, ce même coutelas, dont le blaireau s’est servi pour couper en morceaux l’infortunée Tora. Il le saisit d’une main tremblante. Puis, tombant à genoux, il prononce la suprême prière, la formule sacrée que prononcent les héros qui se donnent la mort: «Namu Amida butsu». Alors, rejetant son habit en arrière, il s’enfonce le couteau dans le ventre, et lentement, de gauche à droite, en promène la lame…
Gombéiji s’enfonça le couteau dans le ventre.
Mais, ô miracle! voilà qu’au même instant, la cabane s’illumine tout à coup d’une clarté mystérieuse. Une forme blanche et transparente s’approche du vieillard, étendu sans vie sur le sol… L’apparition touche la blessure de sa main diaphane… Du ventre entr’ouvert, pleine de vie et souriante, la vieille Tora s’échappe, et la blessure se referme… Puis, le fantôme disparaît et la lumière s’évanouit!…
Les deux vieillards, revenus à la vie, se regardent… Au comble de la surprise, ils ne savent d’abord que penser et que se dire… Ils comprennent enfin que le ciel est venu à leur secours… Ils tombent à genoux, remercient les dieux, pleurent, se félicitent, s’embrassent…
(A SUIVRE…)
Ferrand, Claudius (1868-1930). Fables et légendes du Japon – 1903
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