Psychanalyse de l’Escargot
Posté par othoharmonie le 12 juin 2012
Le temps logiques / PSYCHANALYSE Laurence Follézou
En ces temps agités pour la psychanalyse en terre de France, j’ai choisi de vous présenter un cas de gentille subversion politique, celle de Francesco del Cossa, exemplaire pour nos rencontres annuelles.
Del Cossa, artiste peintre de son état, fait partie de la grande Ecole de Ferrare, école soutenue par la famille d’Este. C’est la période du quattrocento, période de renouvellement du langage artistique, tout y est décloisonné, le théâtre, la musique, l’architecture… l’archéologie, la psychanalyse, la neurologie… L’Italie est très divisée et traversée par le grand schisme d’occident. Le monde catholique est partagé entre trois papes s’excommuniant hardiment l’un l’autre. C’est donc le tout début d’une renaissance singulière.
Vers 1470, del Cossa peint une Annonciation, c’est un travail de ‘commande’ qui en dehors de bien des particularités pour l’histoire de l’art sur le plan de la perspective, comporte un élément génial : un escargot fonce droit devant lui, toutes cornes dehors.
Voici l’escargot de l’Annonciation, à ma connaissance, il n’en existe qu’un seul. Cet animal a fait tomber beaucoup d’encre. Daniel Arasse, historien d’art, disparu depuis peu, a écrit à ce sujet des éléments appuyés sur un raisonnement géométrique. Pour lui Dieu au fond du tableau a la même taille que notre gastéropode. Géants tous deux, ils se trouvent dans le même alignement. Il en fait ainsi une concordance Dieu-Escargot. Umberto Eco abonde dans ce sens et use d’humour, au fond Dieu a laissé beaucoup de temps se passer entre la Chute et l’Annonciation, l’escargot en est le symbole.
Mais regardons de près cet animal surpris en pleine course du côté de la Vierge. Le peintre a choisi de le représenter sur le bord du tableau, il aurait pu, à la limite, le peindre sur le cadre.
Il n’appartient pas à l’image, il fait partie d’un autre monde, celui du peintre regardant la scène, sinon nous aurions affaire à un escargot monstrueux, ayant la même taille que le pied de la vierge alors qu’à échelle réelle, cet escargot a la taille d’un bon escargot de Bourgogne.
Quelle était alors l’intention de Del Cossa ? Pour Daniel Arasse, le tableau ne représente évidemment pas la vérité de l’Annonciation, il n’en est qu’une image. Mais cette image comporte l’emblème de l’intention de l’artiste, comme figure de l’impossible.
Pour qu’une femme puisse enfanter il y a une nécessité qu’elle ait des règles. Les règles étaient considérées comme la trace du péché originel, en anglais, les règles se nomment » The curse of Eve « . La malédiction d’Eve traverse ainsi le Channel, à Saint-Malo Robert
Surcouf montre du doigt l’ennemi, et son débarquement possible. La vierge a été choisie par Dieu et représente le seul cas d’Immaculée Conception. On peut supposer que cela ne comporte aucune trace de règles, pure de toute trace de malédiction, le tabernacle sans tache, le ‘ pas de trace de tache’.
En 1470, date de création de ce tableau, la question de l’Immaculée Conception est une question primordiale, les papes qui se suivent rapidement à cette époque de l’histoire, veulent asseoir leur autorité et Sixte IV en 1477 prend la décision de fêter cette Immaculée Conception le 8 décembre. Sixte IV avait été nommé en 1464 ministre général de l’Ordre des Frères mineurs, un franciscain. Frères mineurs et Frères prêcheurs, plus tard franciscains et dominicains sont ‘englués’ dans des disputes d’Ecole depuis le moyen âge et à travers la personne de Marie, c’est la question du pouvoir de l’Eglise qui est en cause.
Du Ve au XVIe siècle la virginité donne lieu à maintes polémiques à travers lesquelles se forme cette croyance particulière à l’Immaculée Conception. L’Immaculée Conception devient un dogme de l’église par sa promulgation en 1854, par Pie IX, la vierge échappe légalement au péché originel, les apparitions nombreuses en confortent la dévotion. Au fond, ce qui est dogmatisé c’est le péché originel, cette promulgation trouve sa cohérence politique comme tentative de saper tout ce qui relève de l’Aufklärung, le savoir basé sur la raison éclairée. Il s’agit à ces moments là de l’histoire 1477, 1854, 2004 de barrer le chemin aux valeurs essentielles que sont le refus de l’intolérance, la liberté de penser…
Et, ainsi, il se trouve qu’un escargot nous indique comment regarder ce que nous voyons… dans cette rencontre amoureuse entre le divin et l’humain. Généralement cet animal glisse pour avancer sur un mucus visqueux sécrété par une glande située sous la lèvre inférieure. Nous pouvons en constater le rail épais sur nos murs, plus l’escargot bave et plus il prend de la vitesse. Del Cossa le peint en pleine vitesse mais sans trace de bave et pour plus de précaution encore, il le peint juste sur le bord du tableau, en prenant bien garde de ne pas ‘salir’ l’espace virginal de sa muqueuse épaisse.
Cet extraordinaire mouvement chez un animal dégusté depuis l’antiquité et stocké dans les monastères pour le ressortir en période de disette, intéresse les scientifiques du Massachusetts. Ces américains se sont décidés à construire un robot-escargot afin d’analyser la mécanique de son déplacement et espèrent ainsi résoudre la mécanique des fluides à petites échelles. Un escargot ça bave et Del Cossa, grand peintre de la nature, nous donne ici une trace ironique et non dupe d’une commande politique qui le fait vivre par ailleurs, bien qu’il quitte Ferrare sur cet argument : la commande ne le fait plus vivre, les couleurs, surtout le bleu ‘enfant de Marie’, sont hors de prix.
Il existe une fresque au palais de Schifanoia à Ferrare dont quelques scènes ont été peintes par Del Cossa, notamment celle d’un jeune homme introduisant sa main dans la jupe d’une jeune fille, venant pointer au-delà de la gentille subversion politique, la curiosité du peintre sur la féminité. L’Annonciation de del Cossa, est bientôt suivie par d’autres dont celle de Carlo Crivelli, peintre, formé lui aussi à l’école de Ferrare, peinte en 1486 parée d’une courge et d’une pomme. Le message est clair.
Donc, ce ‘pas de trace de bave’, cette absence de trace de bave fait signe à quelqu’un de ce qui a été interrogé par un peintre et de ce qui sera… un dogme de l’église.
Quelque chose fait signe, vous le verrez avec nos intervenants au cours de cette journée, une trace hasardeuse dans la rencontre peut, tout à coup, occuper notre espace mental, l’instant d’un regard, et souligne le malentendu de dire des choses qui ne se laissent pas aisément saisir. Comment dès lors se donner le temps de comprendre ce qui chiffonne dans un espace qui se situera comme ‘hors d’oeuvre’, espace réservé à recevoir une inscription, un dire, un symptôme, un imaginaire flamboyant où nous pourrons relater les exploits de l’homme qui a vu l’homme qui a vu l’ours… Nous entendrons ainsi aujourd’hui l’évocation de traces volontaires ou involontaires, signes de notre héritage culturel, d’archéologie science toute moderne, tout comme la neurologie et la psychanalyse. L’évocation de l’extension lente et majestueuse du gros orteil pour le neurologue reste aujourd’hui un signe majeur et re-trace une bagarre de vingt ans dans l’histoire de la médecine. Nous entendrons le psychanalyste situer le lieu d’une incorporation minutieuse et tragique de la musique d’un père dans l’oeuvre du fils, lieu d’une intimité filiale.
Au-delà de la trace de départ, le moment de conclure ‘le temps pour comprendre’ sera la marque d’une rencontre multiple d’aujourd’hui » dans cette visibilité du monde devenue énorme, effrayante… dans une telle perspective géante, inhumaine par ses dimensions, chacun se sent devenir infiniment petit « . Je rends hommage ainsi à Romain Gary très sensible sur les questions de danger médiatique et de transparence sociale.
Le moment de conclure laisse place au style, cette marque de poinçon intime à l’exergue de chacun. Le peintre saura ainsi utiliser le choc des techniques, des formes, intégrant le versant rituel à sa toile, en métamorphose, comme un passage d’une trace à une autre, dans un saut hors-temps, comme une urgence.
Avant de passer la parole à nos intervenants, je vous transmets une recette à base d’escargots relatée par Lacarrière comme étant celle d’un peintre du Mont Athos du XVIIIe siècle. Il s’agit de donner de l’élasticité à l’or en poudre, utilisé notamment sur les icônes :
1. Trouver l’escargot
2. Allumer une bougie devant la tête de l’animal
3. Recueillir sa bave qu’il devrait expulser magistralement sous l’effet de la chaleur
Conclure en mélangeant l’or, l’alun et la bave.
» Il y a toujours deux manières de résoudre un problème, j’opterai toujours pour la troisième «
Friedrich Nietzsche ‘Mort parce que bête’
Remerciements à del Cossa, D. Arasse, U. Eco, Crivelli, R. Gary, Lacarrière, J. Lacan et Nietzsche.
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