La mouche bleue de la viande
Posté par othoharmonie le 21 avril 2012
La mouche bleue, par Jean-Henri Fabre, 1907
Ecloses dans l’intervalle de deux jours en saison chaude, soit à l’intérieur de mes appareils et directement sur le morceau de viande, soit à l’extérieur au bord d’une fissure qui permet l’entrée, les larves de la Mouche bleue se mettent aussitôt à l’ouvrage. Elles ne mangent pas, au sens rigoureux du mot, c’est-à-dire qu’elles ne divisent pas la nourriture, ne la triturent pas au moyen d’outils masticatoires. Leurs pièces buccales ne se prêtent à ce genre de travail. Ce sont deux bâtonnets cornés, glissant l’un contre l’autre et non opposables par leur extrémité crochue, disposition qui exclut tout office apte à saisir et broyer.
Les deux grappins gutturaux servent à la marche bien mieux qu’à la nutrition. Le ver les implante tour à tour sur la voie parcourue, et d’une contraction de croupe progresse d’autant. Il a dans son gosier tubulaire l’équivalent de nos bâtons ferrés, qui fournissent l’appui et permettent l’élan.
A la faveur de cette mécanique buccale, l’asticot non seulement chemine à la surface, mais encore il pénètre aisément dans la viande ; je l’y vois disparaître comme s’il plongeait dans du beurre. Il y fait sa trouée, mais sans prélever sur son passage autre chose que des gorgées fluides. La moindre parcelle solide n’est détachée et déglutie. Ce n’est pas là son régime. Il lui faut un brouet, un consommé, une sorte d’extrait Liebig coulant qu’il prépare lui-même. Puisque digérer n’est en somme que liquéfier, on peut dire, sans paradoxe, que le ver de la Mouche bleue digère sa nourriture avant de l’avaler.
En vue de soulager nos défaillances stomacales, les préparateurs de produits pharmaceutiques raclent l’estomac du porc et celui du mouton ; ils obtiennent ainsi la pepsine, agent digestif qui a la propriété de liquéfier les matières albuminoïdes, la chair musculaire en particulier. Que ne peuvent-ils gratter l’estomac de l’asticot ! Ils obtiendraient un produit de qualité supérieure, car le ver carnivore possède, lui aussi, sa pepsine, de singulière activité. Les expériences suivantes l’établissent.
Du blanc d’oeuf cuit à l’eau bouillante est divisé en cubes menus que j’introduis dans une petite éprouvette. A la surface du contenu je sème les oeufs de la Mouche bleue, oeufs sans la moindre souillure, tels que me les fournissent les pontes faites à l’extérieur de boîtes en fer-blanc amorcées de viande et non parfaitement closes. Une éprouvette pareille reçoit le blanc d’oeuf cuit, mais non peuplé de germes. Fermées d’un tampon de coton, les deux préparations sont abandonnées dans un recoin obscur.
En quelques jours, le tube où grouille la vermine, nouvellement née, contient un liquide fluide et transparent comme de l’eau. Il n’y resterait rien si je le renversais. Tout le blanc d’oeuf a disparu, liquéfié. Quant aux vers, déjà grandelets, ils paraissent fort mal à leur aise. Sans appui pour atteindre l’air respirable, la plupart plongent dans le bouillon, leur ouvrage ; ils y périssent noyés. D’autres, plus vigoureux, rampent sur le verre jusqu’au tampon d’ouate, qu’ils parviennent à traverser. Leur avant pointu, armé de grappins, est le clou qui s’enfonce dans la masse filandreuse.
Dans la seconde éprouvette, qui, disposée à côté de l’autre, a subi les mêmes influences atmosphériques, rien de saillant n’est survenu. Le blanc d’oeuf cuit a conservé sa blancheur mate et sa fermeté. Tel je l’avais mis, tel je le retrouve. Tout au plus s’y constatent des traces de moisissure. La conséquence de cet essai primordial est de pleine évidence : l’intervention du ver de la Mouche bleue convertit en liquide l’albumine cuite.
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source : Souvenirs entomologiques, Jean-Henri FABRE, 1907, Xème Série, Chapitre 17.
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