L’âne par Victor Hugo 6
Posté par othoharmonie le 24 décembre 2011
Je voudrais pouvoir vous citer un admirable tableau de l’origine de la terre, un tour de force littéraire que Victor Hugo, seul, est capable d’accomplir. Le poète, en racontant les évolutions du globe avant l’arrivée de l’homme, se maintient dans la stricte description scientifique, et pourtant poétise cet exposé technique.
Mais je fatiguerais votre attention, quand je veux seulement la défier. L’enthousiasme, comme l’ennui, pèse sur l’âme et l’opprime. Je n’irais pas au bout de ma tâche, si je m’arrêtais toutes les fois que je suis ému et transporté.
Je me borne à une analyse ; c’est à vous plus tard, si je n’ai pas trahi mon projet, à prendre le livre, à achever la lecture.
Victor Hugo, dans toutes ses oeuvres, en apparence les plus capricieuses, a un plan très arrêté, très complet, et le poème a des divisions méthodiques.
Voulant prouver que l’homme use mal de son savoir, et que le savoir est malsain quand il n’est pas animé de l’amour de l’humanité, il met par séries tous ses griefs, et débute par l’enfance.
- Que faites-vous de l’enfance ? demande-t-il aux pédants.
Vous savez, Messieurs, que Victor Hugo, ce grand coeur paternel, est toujours particulièrement tendre, éloquent, douloureux, quand il parle de l’enfance. Ne vous étonnez donc pas de l’entendre s’exprimer ainsi par la voix de son âne :
…………………….Pauvres fous ! Dieu vous livre
L’enfant, du paradis des anges encore ivre ;
Vite, vous m’empoignez ce marmot radieux,
Ayant trop de clarté, trop d’oreilles, trop d’yeux,
Et vous me le fourrez dans un ténébreux cloître,
On lui colle un gros livre, au menton, comme un goître ;
Et vingt noirs grimauds font dégringoler des cieux,
O douleur ! ce charmant petit être joyeux ;
On le tire, on le tord, on l’allonge, on le tanne,
Tantôt en uniforme, et tantôt en soutane ;
Un beau jour Trissotin l’examine ; un préfet
Le couronne ; et c’est dit ; un imbécile est fait !
Je ne sais si j’ai des lycéens dans mon auditoire. Je voudrais en avoir beaucoup ; mais je les prierais de ne pas prendre ces paroles du poète pour une excitation à la révolte.
Cette colère généreuse, combien de mères l’ont ressentie devant les programmes dans lesquels la routine emprisonne les enfants ! On s’occupe d’élargir l’espace dans cette cage des écoliers ; on y fait entrer plus d’air, plus de ciel, plus de nature, moins de formules, moins de fatras ; on fatigue moins la mémoire, on compte davantage sur le raisonnement ; mais nous sommes encore bien loin de la solution entrevue ; et, je le dis à regret, la France, qui n’est pas la dernière, n’est pas non plus la première, en fait d’instruction et d’éducation. C’est un tort qu’elle a expié, il y a dix ans ; tort qu’elle comprend ; qu’elle n’a pas encore réparé aujourd’hui, et pour lequel le poète a raison de la harceler.
Tyrannique envers l’enfant, comment l’homme se conduit-il envers le génie ?
Victor Hugo a le droit de ne pas redouter qu’on l’accuse de parler pour lui, et comme on sent son grief involontaire dans cette plainte touchante :
Après avoir plongé dans la sublimité, Après avoir volé le gouffre illimité,
Dans l’humaine cohue obstinée à ses voiles Malheur à qui revient ! L’infini plein d’étoiles,
Sur la terre où le cuistre admire l’avorton, N’a qu’un débarcadère appelé Charenton.
Oui, le crachat jaillit de cent bouches ouvertes Sur tous les pâles Christs des saintes découvertes ! Oui, malheur au héros qui, la lunette en main,
Se dresse au lointain bord de l’horizon humain, Guetteur mystérieux et vedette avancée !
Il est toujours tué ; par qui ? par la pensée ! Car, dès que les docteurs ont vu, troupeau jaloux,
Poindre une idée, ils ont la tristesse des loups, La foule n’aime point qu’un astre la dérange
Avec un flamboiement de clarté trop étrange, Et la pensée humaine a peur des vastes cris
Du génie, et du vol des immenses esprits.
(A SUIVRE…)
Issu de la conférence faite à Courbevoie, le 7 novembre 1880 au profit de la bibliothèque populaire
par Louis Ulbach – sous la présidence de M. Laurent Pichat, sénateur
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