Je vous ai dit comment notre amitié a commencé ; mais un détail particulier rattache cette confidence intime à la solennité d’aujourd’hui :
Tu te souviens, mon premier complice dans mes escapades littéraires, que c’est toi, heureux externe, qui achetais pour moi les livraisons de Victor Hugo, et qui me les remettais à la porte du collège, quand nous défilions en rang. J’ai bien des éditions de Victor Hugo, de plus belles ; mais je n’en ai aucune qui me soit aussi précieuse que celle-là, et, quand j’y cherche une pièce de vers, une page de prose, il se dégage de la strophe ou de la page un parfum de notre jeunesse à qui rien ne manque, pas même la goutte de rosée qui tombe des yeux sur la fleur. Quand je t’ai demandé de venir présider cette conférence, tu m’as dit oui, sans hésiter ; d’abord parce que j’avais besoin de toi, et puis parce qu’il te semblait, comme à moi, particulièrement doux de nous réunir, vieux et grands-pères, autour de ce premier et grand foyer qui nous a donné la flamme de nos débuts. Victor Hugo est trop mêlé à notre histoire obscure, comme il est mêlé à l’histoire de la France, pour que son nom ne reste pas toujours, pour nous, un mot de ralliement sublime, qui nous rappelle à l’honneur, comme il nous a appelés souvent à la peine !
Imitez-nous, Messieurs ; prenez l’amour des livres comme le talisman de vos amitiés, de vos ardeurs politiques et sociales.
Lire, c’est se préparer à aimer, puisque c’est se préparer à servir.
Il y a dans les bibliothèques un nom symbolique. Ces planches sur lesquelles s’alignent les livres, on les appelle des rayons. Eh bien ! oui, elles rayonnent : elles doivent rayonner, puisqu’elles portent la lumière !
Le livre le plus insuffisant a presque toujours une étincelle. Il ne faut repousser que les livres abjects. Vous n’aurez pas à les refuser ici, puisque la bibliothèque de Courbevoie n’en a admis aucun.
On vous a dit que le nombre des lecteurs avait légèrement augmenté pendant le second semestre. J’espère que, d’ici à quelques mois, il se sera encore multiplié.
Dépêchez-vous, jeunes gens, de contracter l’amour de la lecture, car la République vous attend, et il lui faut des hommes instruits de leurs devoirs, pénétrés des sentiments de solidarité, attendris par la lecture de romans honnêtes, fortifiés par la lecture de l’histoire, éclairés, enflammés par la lecture des poètes !
On ne représente plus la République française menaçante et armée. On sait bien que sa plus grande menace, c’est son sourire, et que sa plus grande arme, c’est un flambeau. On l’a fait s’appuyer sur la loi ; mais le livre de la loi n’est que le premier livre d’un grand peuple, le livre suprême de la bibliothèque universelle.
Servez la République, Messieurs, en aimant la lecture, en vous aimant au nom du livre.
Vous augmenterez ainsi pour la patrie, le nombre des citoyens libres de préjugés, de méfiances, et si elle avait besoin de vous, ailleurs que dans les bibliothèques, vous lui donneriez une armée qui n’ignorerait plus son chemin chez elle, et qui saurait trouver son chemin chez les autres.
Mais souhaitons, Messieurs, que vous ne vous prépariez qu’à la paix, ce qui est souvent plus difficile, et souvent plus glorieux que de se préparer à la guerre ; ce qui donne aussi les revanches les plus belles, celles où l’humanité s’agrandit, au lieu de se diminuer.
Souhaitons que la Marseillaise, qui a deux éclairs, l’un pour la foudre, l’autre pour l’autel de la patrie, ne retentisse plus aux oreilles des nations que comme l’hymne fier d’un peuple heureux de ses destinées, respectant les autres, voulant être respecté, et ne nous serve plus qu’à des fêtes !
Rappelez-vous que notre chant national a été improvisé comme l’expression de la fraternité, mise au défi par les haines coalisées ! C’est comme expression de la fraternité sans péril et sans colère, que la Fanfare de Courbevoie, toujours prête, ainsi que l’Orphéon, à nous apporter son concours, l’ajoute à notre programme, et en fait le cri final, unanime, de nos acclamations patriotiques ! (FIN).
Issu de la conférence faite à Courbevoie, le 7 novembre 1880 au profit de la bibliothèque populaire
par Louis Ulbach – sous la présidence de M. Laurent Pichat, sénateur