Par Jules Vallès
J’ignore si l’histoire est vraie ; Toussenel, dans son livre sur les bêtes, déclare n’en être pas sûr : mais il déclare aussi que, si vraiment l’invalide descendit près de l’Ours, il commit une impardonnable témérité en y descendant en uniforme. L’Ours Martin venait de l’étranger, d’un pays qui fut conquis par nos armes du temps de Napoléon. Reconnaissant sous l’habit militaire un de ceux qui avaient passé avec l’insolence du vainqueur devant la cage où il jouait quand il était petit, Martin avait cru accomplir un devoir plutôt qu’une ribotte en avalant le vieux soldat : claquement de mâchoires qui le vengeait du claquement du drapeau ennemi dans les rues de sa patrie et devant les grilles de son berceau !
Ce Martin doit être mort aujourd’hui. La légende de l’invalide remonte à une quarantaine d’années environ. Je ne crois pas que les Ours d’à présent auraient la même gourmandise. Je me figure même que toutes les histoires de férocité répandues à propos des animaux sauvages rentreraient dans le néant comme le pauvre homme dans la gueule de l’Ours, et seraient reconnues comme le louis d’or qui était un bouton de cuivre, si on y regardait d’un peu près, et si des sceptiques – pas trop gros – s’aventuraient dans des tête-à-tête avec ces fauves. Pauvres diables, depuis si longtemps emprisonnés, privés de l’odeur des bois ou du désert, dont les griffes et les pattes se sont usées sur le bois d’un plancher de cage, comme les pieds d’un concierge sur le carreau de sa loge, époussetés par les gardiens comme des peaux de voyage ou des descentes de lit !
Je les crois tous bons garçons : en tous cas, l’Ours n’a pas le masque menaçant et la marche fiévreuse des grands félins, Lions, Tigres, Panthères, qui ont parfois des clignements d’yeux et des bâillements qui font peur ; la queue se tord tout d’un coup comme un Serpent qui se dresse.
- Remue-t-il la queue ? demanda le dompteur Vanamburgh aux assistants, pendant que son grand Lion lui mâchonnait le crâne.
- Oui, répondirent les assistants terrifiés.
- Dites une prière pour moi ; je suis perdu…
Mais l’Ours n’a pas de queue, ou si peu que ce n’est pas la peine d’en parler, et ce qu’on en voit indique de l’espièglerie plutôt qu’autre chose. Cela fait songer au bout de chemise qui passe par la culotte des petits garçons. C’est gai, modeste et bon enfant.
Tout bien compté, l’Ours est un animal familier. En France, à coup sûr il est plutôt bête curieuse que bête sauvage. Nos aïeux même en ont fait, il y a longtemps, l’emblème de la patauderie vaniteuse.
Eh mon Dieu ! Jetez un coup d’oeil sur la fameuse satire cyclique du moyen âge, le Renard.
L’Ours Brun fait partie du conseil des ministres à la cour du roi Noble (le Lion). Ce Brun est un personnage grave, sournois, et gourmand. Voici son épopée :
Les sujets du roi Noble viennent se plaindre près de leur souverain des actions commises par maître Renard. Isengrin le Loup, son ami, l’accuse d’avoir abusé de son hospitalité pour séduire sa femme ; le Chat Hinzé réclame de son côté une andouille volée. Hennenq le Coq crie vengeance parce que le Renard lui a tué Gratte-Pied, la meilleure des couveuses, sa fille.
C’est alors que le roi convoque les plus sages du royaume à la tête desquels se trouve Brun. C’est lui qui est désigné spécialement pour remplir la mission délicate et dangereuse ; il est chargé de prévenir maître Renard que sous peine de mort il doit comparaître devant la cour royale :
- Soyez prudent, ajoute le roi, le Renard est faux et malin. Il n’est de ruses qu’il n’emploiera.
- Oh ! que nenni, réplique l’Ours avec assurance.
Et il part.
Il arrive devant Malpertuis, le château du Renard. La porte est fermée à triple verrou.
- Mon neveu ! êtes-vous à la maison ? C’est Brun l’Ours qui vient de la part du roi.
Le Renard a de la méfiance, ayant des remords, il regarde si l’Ours est bien venu seul, finit par se tranquilliser et fait entrer le messager royal :
- Soyez le bienvenu, mon cher oncle, pardonnez-moi si je vous ai fait attendre ; je lisais mon bréviaire. J’irai voir le roi bientôt, mais aujourd’hui je suis réellement trop indisposé.
- Qu’avez-vous ?
- J’ai trop mangé de miel.
- Trop de miel… mais je l’aime bien, le miel ! dit l’Ours en se léchant la moitié de la tête avec un air béat.
Le Renard sourit et l’entraîne chez le charpentier Portevyl.
Il lui fait voir un tronc d’arbre fendu baillant de la longueur d’une aune.
- Mon oncle, il y a dans cet arbre du miel, et plus que vous ne le croyez, fourrez-y votre museau le plus profondément que vous pourrez… Vous allez voir !
L’Ours se laisse enjôler, il glisse sa tête jusqu’aux oreilles dans la fente et même y enfonce ses pattes de devant. Le Renard avait pris la précaution de mettre un coin de bois dans la fente ; il le retire alors, et voilà maître Brun pris, tête et pattes, comme dans un étau. Brun crie, beugle, pendant que le Renard retourne à son donjon.
Le charpentier, à ce bruit, se lève, aperçoit l’Ours pris au piège ; il ameute les villageois ; qui frappent à coups de pierre et de bâton sur tout ce qu’on voit de maître Brun. L’Ours s’évanouit. Les paysans l’arrachent du tronc, les oreilles déchirées et saignantes, la peau crevée, et ils le jettent à l’eau.
- Le soleil a-t-il vu un animal plus en détresse que moi ! pense l’Ours qui est parvenu à sortir de la rivière et s’est assis sur son cul au bord de l’eau.
Il se remet en route, clopinant, et reparaît devant le roi.
- Est-ce bien brun que je vois ! s’écrie le monarque.
L’Ours ne peut articuler un mot.
- C’est une trahison du Renard ! Peut-on avoir traité si noble seigneur d’une pareille manière !
Cette fois on enverra le Chat Hinzé pour porter le message.
Le Renard est traîné enfin devant le roi, et condamné à périr par la corde. Rentrée de maître Brun, qui passe bourreau. C’est lui qui conduira le coupable à la potence.
Mais du haut de l’échelle le Renard harangue la foule : il est prêt, dit-il, à faire des révélations importantes. Le roi donne l’ordre de surseoir à l’exécution.
Que va dévoiler le Renard ? Une conspiration contre le roi dans laquelle est compromis le malheureux Brun, Ours-conseiller grave et intègre.
Le Renard obtient sa grâce. L’Ours doit s’éloigner de la Cour, bien heureux encore de n’être pas occis. Mais le récit du Renard était une calomnie. La vérité se fait jour. Maître Brun rentre en faveur auprès de son maître et reprend son rôle de nigaud, toujours bousculé mais toujours en place. (A SUIVRE…)
VALLÈS, Jules (1832-1885) : L’Ours (1882).
Saisie du texte : S. Pestel pour la collection électronique de la Médiathèque André Malraux de Lisieux (04.II.2009) Texte relu par : A. Guézou
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Texte établi sur un exemplaire (BmLx : nc) de l’ouvrage Les Animaux chez eux illustré par Auguste Lançon (1836-1887) paru chez L. Baschet à Paris en 1882