Le Chien 7
Posté par othoharmonie le 20 novembre 2011
Par G. de Cherville
J’ai eu un Chien tellement frileux qu’il choisissait très souvent pour niche un espace qui avait été ménagé sous le foyer de la cuisine ; il s’enfournait bravement là-dessous et jamais je n’ai pu comprendre comment il ne lui est jamais arrivé d’en sortir absolument cuit. Lorsque le feu n’était pas allumé, sa mauvaise humeur était visible et il en multipliait les témoignages. Une vocation aussi décidée m’inspira l’idée d’essayer si son intelligence irait jusqu’à se procurer à lui-même ce qu’il aimait par-dessus tout. Un joli petit bûcher de fagots fut arrangé dans l’âtre, on le couvrit de copeaux, on plaça devant une petite lampe allumée et le Chien fut enfermé dans la cuisine avec ses éléments de la plus joyeuse des flambées.
Bien que le froid fût très vif, il ne l’inspira pas le moins du monde ; assis sur sa queue devant le brasier en expectative, grognant, rognonuant, évidemment étonné du peu de calorique qu’il récoltait, il ne comprit jamais qu’en touchant les copeaux du bout de sa patte, ceux-ci tomberaient sur le lumignon et provoqueraient l’incendie après lequel il aspirait. Cette expérience, je l’ai renouvelée trois ou quatre fois sans plus de succès.
Il n’est certainement pas difficile d’amener à la pratique de la propreté la plus stricte, le Chien que l’on s’est donné pour commensal, mais en eût-il le fanatisme que le pauvre animal n’en est pas moins l’esclave de son estomac, et il est telle nuit où force lui est bien de réveiller le maître. Pour y parvenir le moyen le plus rationnel serait de secouer le dormeur ou tout au moins de tirer les draps, la couverture dont il s’enveloppe ; mais ce moyen est encore complexe et, sans rien jurer, je doute fort que l’intelligence du Chien soit susceptible de se l’approprier. En pareil cas, tous les camarades de chambre que je me suis donnés se bornaient à se plaindre, à gémir, sans même aller jusqu’à l’aboi, en sorte que je ne sais pas même s’ils se rendaient un compte bien exact de l’engourdissement dans lequel j’étais plongé.
La jalousie immatérielle, celle qui n’a pas un appétit pour mobile, une jouissance pour loi, n’existe que chez les animaux à l’état de domestication. Ce sentiment vraiment humain quand un de ces êtres nous l’emprunte, ce n’est presque jamais à un de ses semblables qu’il l’applique ; s’il y cède, s’il prétend à l’accaparement d’une affection, ce sera de celle de l’homme, du maître ; il n’est peut-être pas de plus éclatant témoignage de l’humilité avec laquelle les bêtes reconnaissent la supériorité de notre espèce sur la leur. (A SUIVRE…)
CHERVILLE, Gaspard de Pekow marquis de (1821-1898) : Le Chien (1882).
Saisie du texte : S. Pestel pour la collection électronique de la Médiathèque André Malraux de Lisieux (23.VII.2002)
Texte relu par : A. Guézou
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Diffusion libre et gratuite (freeware)
Texte établi sur un exemplaire (BmLx : nc) de l’ouvrage Les Animaux chez eux illustré par Auguste Lançon (1836-1887) paru chez L. Baschet à Paris en 1882.
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