L’Ours 6
Posté par othoharmonie le 19 novembre 2011
Par Jules Vallès
Alexandre Dumas a raconté dans ses Impressions de voyage en Suisse qu’étant descendu à l’hôtel de la Porte à Martigny, il eut l’occasion de goûter d’un bifteck d’ours qui faisait la réputation de l’hôtellerie.
Voilà le récit de ce fameux dîner :
« Lorsque je rentrai dans la salle à manger, les voyageurs étaient à table : je jetai un coup d’oeil rapide et inquiet sur les convives ; toutes les chaises se touchaient et toutes étaient occupées, je n’avais pas de place !
» Un frisson me parcourut par tout le corps, je me retournai pour chercher mon hôte. Il était derrière moi. Je trouvai à sa figure une expression méphistophélitique. Il souriait…
» – Et moi, lui dis-je, et moi, malheureux ?…
» – Tenez, me dit-il, en m’indiquant du doigt une petite place à part, tenez, voici votre place, un homme comme vous ne doit pas manger avec tous ces gens-là.
» C’est qu’elle était merveilleusement servie, ma petite table. Quatre plats formaient le premier service, et au milieu était un bifteck d’ours, mince à faire honte à un bifteck anglais.
» Mon hôte vit que ce bifteck absorbait mon attention. Il se pencha mystérieusement à mon oreille :
» – Il n’y en aura pas de pareil pour tout le monde, c’est du filet d’ours, rien que cela !
» J’aurais autant aimé qu’il me laissât croire que c’était du boeuf.
» Je regardais machinalement ce mets si vanté, qui me rappelait ces malheureuses bêtes que, tout petit, j’avais vues, rugissantes et crottées, avec une chaîne au nez et un homme au bout de la chaîne, danser lourdement à cheval sur un bâton, comme l’enfant de Virgile ; j’entendais le bruit mat du tambour sur lequel l’homme frappait ; le son aigu du flageolet dans lequel il soufflait ; et tout cela ne me donnait pas,pour la chair tant vantée que j’avais sous les yeux, une sympathie bien dévorante, j’avais pris le bifteck sur mon assiette ; et j’avais senti à la manière triomphante dont ma fourchette s’y était plantée, qu’il possédait au moins cette qualité qui devait rendre les moutons de Mlle de Scudéri bien malheureux. Cependant j’hésitais toujours, le tournant et retournant sur les deux faces rissolées, lorsque mon hôte qui me regardait sans rien comprendre à mon hésitation, me détermina par un dernier : Goûtez-moi cela et vous m’en direz des nouvelles.
» En effet j’en coupai un morceau gros comme une olive, je l’imprégnai d’autant de beurre qu’il était capable d’en éponger, et, en écartant mes lèvres, je le portai aux dents, plutôt par mauvaise honte que dans l’espoir de vaincre ma répugnance. Mon hôte, debout derrière moi, suivait tous mes mouvements avec l’impatience bienveillante d’un homme qui se fait un bonheur de la surprise que l’on va éprouver. La mienne fut grande, je l’avoue. Cependant je n’osai tout à coup manifester mon opinion. Je craignis de m’être trompé ; je recoupai silencieusement un second morceau d’un volume double à peu près du premier ; je lui fis prendre la même route avec les mêmes précautions et quand il fut avalé :
» – Comment, c’est de l’ours ? dis-je.
» – Parole d’honneur.
» – Eh bien, c’est excellent.
» Au même instant on appela à la table mon digne hôte, qui, rassuré par la certitude que j’avais fait honneur à son mets favori, me laissa en tête à tête avec mon bifteck. Les trois quarts avaient déjà disparu lorsqu’il revint, et, reprenant la conversation où il l’avait interrompue.
» – C’est, me dit-il, que l’animal auquel vous avez à faire est une fameuse bête… pesant au moins trois cent vingt !
» – Beau poids.
» Je ne perdais pas un coup de dent.
» – … Qu’on n’a pas eu sans peine, je vous en réponds.
» Je portai mon dernier morceau à ma bouche.
» – Ce gaillard a mangé la moitié du chasseur qui l’a tué…
» Le morceau me sortit de la bouche comme repoussé par un ressort.
» – Que le diable vous emporte ! dis-je, en me retournant de son côté, de faire de pareilles plaisanteries à un homme qui dîne.
» – Je ne plaisante pas, monsieur, c’est vrai comme je vous le dis. »
Eh bien ! cette histoire de bifteck d’ours qui devint rapidement populaire en 1832 n’était qu’une mystification. Voici ce que Dumas raconte dans son Grand Dictionnaire de cuisine, oeuvre posthume, à l’article OURS. (A SUIVRE…)
VALLÈS, Jules (1832-1885) : L’Ours (1882).
Saisie du texte : S. Pestel pour la collection électronique de la Médiathèque André Malraux de Lisieux (04.II.2009) Texte relu par : A. Guézou
Adresse : Médiathèque André Malraux, B.P. 27216, 14107 Lisieux cedex
-Tél. : 02.31.48.41.00.- Fax : 02.31.48.41.01
Mél : mediatheque@ville-lisieux.fr, [Olivier Bogros] 100346.471@compuserve.com
http://www.bmlisieux.com/
Diffusion libre et gratuite (freeware)
Texte établi sur un exemplaire (BmLx : nc) de l’ouvrage Les Animaux chez eux illustré par Auguste Lançon (1836-1887) paru chez L. Baschet à Paris en 1882
Laisser un commentaire
Vous devez être connecté pour rédiger un commentaire.