Dans le lointain passé, un homme des champs dont on ne connaît pas le nom s’en allait assister dans le village voisin à une cérémonie de « mema’t », c’est-à-dire d’invocation des Génies-ancêtres de la lignée par un médium.
Comme il cheminait ainsi dans les bois, il atteignit la « forêt des esprits », prey khmoc, où, dans de petites huttes, de nombreux morts avaient été enterrés. Alors qu’il passait devant l’imposant monticule de broussailles touffues, il s’entendit respectueusement appeler :
- Bû ! Bû ! Pourriez-vous demander à ma femme de rentrer ?
Quelqu’un se tenait devant lui. Bien qu’il ressemblât à un quelconque villageois, à cause de son apparition soudaine à proximité de ce cimetière sylvestre, notre homme devina qu’il avait affaire à quelque khmoc mais il ne s’en effraya pas et se garda de prononcer la traditionnelle formule de renvoi qui clôt la Fête des Morts : « Allez aux montagnes, aux pierres, aux arbres qui vous servent de résidences ! » Avec le plus grand calme, il demanda :
- Et votre femme, où donc est-elle?
- Au milieu de la cérémonie où l’on fête les « Arak » (génies), répondit son interlocuteur.
Notre homme qui s’y rendait de ce pas ne vit aucun inconvénient à lui rendre service, aussi demanda-t-il encore :
- Comment ferai-je pour m’adresser à elle … ? (Sous-entendu, puisqu’elle est invisible.)
- Qu’à cela ne tienne, dit le khmoc.
Et il lui remit un « Pradâl Prahon », une plante magique qui permet de voir tous les revenants sans exception, et lui indiqua le nom de son épouse.
L’homme reprit son chemin à travers la forêt. Seulement rien n’était plus pareil. A présent, grâce à la plante extraordinaire, il voyait sortir de derrière les arbres, venir à sa rencontre et le croiser une cohorte impressionnante de gens, hommes, femmes de tous âges et de toutes conditions, et aussi des khmoc chau, « esprits crus » qui avaient connu des morts violentes. Jamais il n’aurait imaginé qu’autant de fantômes puissent ainsi hanter les bois !
Quoi qu’il en soit, il avançait sans trembler.
Enfin il atteignit la maison où se tenait la cérémonie en l’honneur des Génies-ancêtres.
A côté des offrandes rituelles, le « sla thor », les trois baguettes de bambou portant chacune une feuille de bétel, les cinq bougies et les cinq baguettes d’encens, avait été déposée quantité de nourriture, viandes, fruits, confiseries, dont les fantômes étaient en train de se régaler.
Sitôt qu’il eut repéré parmi eux la femme-khmoc, l’homme l’appela par son nom et lui cria:
- Ton mari te fait dire de rentrer immédiatement parce que ton enfant n’arrête pas de pleurer.
La femme-fantôme en écarquilla la bouche de surprise.
- Comment peux-tu me voir? dit-elle.
L’homme lui montra alors le Pradâl Prahon.
- C’est grâce à cette plante que ton mari m’a donnée!
Sitôt qu’elle vit la plante magique entre les mains de l’homme, tel un fauve, d’une souple détente, elle lui sauta dessus pour la lui arracher. Refusant de se laisser déposséder, l’homme résista, parant les coups, les rendant tout en appelant avec force cris les assistants à la rescousse. Seulement les gens qui, eux, ne pouvaient voir les fantômes regardaient ébahis l’homme donner des coups de pied, des coups de poing dans le vide, faire des bonds désordonnés, des gestes saccadés comme s’il était possédé. Ils se contentaient d’observer la scène sans intervenir, les uns riant, les autres haussant les épaules, les uns et les autres n’y comprenant rien, puis ils finirent par s’en aller.
L’homme continuait de se défendre furieusement mais au bout d’un moment, épuisé, haletant, il commença à donner des signes de fatigue. Le temps d’un clignement de paupière, et tout à coup – mauvais coup ? geste maladroit ? – toujours est-il qu’il ouvrit la main et la précieuse plante lui échappa … Il n’eut pas le temps de se baisser pour la ramasser. Un chien qui passait par là, plus vif que lui, s’en saisit et, d’un coup, d’un seul, l’avala puis, le Pradâl Prahon englouti dans son ventre, détala.
C’est depuis ce temps-là que les chiens ont le pouvoir de voir les fantômes et si vous les entendez aboyer au beau milieu d’une nuit calme, c’est parce qu’ils regardent les khmocs, en train de se promener dans l’ombre. Nombreux sont les gens qui croient aux vertus de la plante Pradâl Prahon et continuent de la chercher pour acquérir, entre autres pouvoirs surnaturels, celui de voir l’invisible.
Extrait des contes d’une grand-mère cambodgienne racontée par Yveline Féray